“On va reconstruire” : les femmes journalistes ukrainiennes envisagent l’avenir

5 juil 2022 dans Reportage de crise
Manifestation Stand With Ukraine

Dans le deuxième volet de cette série en deux parties, Luba Kassova nous montre la détermination et l’optimisme des femmes journalistes ukrainiennes prises dans la guerre la plus meurtrière pour les reporters. La série s’appuie sur des entretiens avec : Nataliya Gumenyuk, journaliste ukrainienne spécialisée dans les affaires étrangères et les reportages sur les conflits qui écrit pour le Guardian, le Washington Post, le New York Times et d'autres publications internationales, et qui est cofondatrice du Public Interest Journalism Lab ; Angelina Kariakina, cofondatrice du Public Interest Journalism Lab, et responsable de l'information à Suspilne, la société de radiodiffusion publique ukrainienne ; et Iryna Slavinska, productrice exécutive et présentatrice de Radio Culture à Suspilne.

Malgré le sentiment de pouvoir qui accompagne le fait de rapporter la vérité au monde, aussi brutale soit-elle, les journalistes ukrainiennes doivent consciemment se battre contre un sentiment général d'impuissance face à la situation stratégique globale de leur pays.

La prise de conscience du fait que, selon les mots de Nataliya Gumenyuk, "quoi que vous fassiez, vous ne pouvez pas vraiment arrêter certaines des choses horribles qui se produisent" est difficile à supporter. Angelina Kariakina se fait l'écho de sentiments similaires : "D'un côté, j'ai l'impression que toutes mes décisions sont des décisions de vie sur lesquelles j'ai le contrôle. Mais d'un autre côté, c'est un paradoxe : je me rends compte que je ne peux rien contrôler s'il y a une frappe aérienne. Aucune décision n'a vraiment d'importance."

 

Nataliya Gumenyuk Photo: Andrii Bashtovyi
                                                                                 Nataliya Gumenyuk
Photo : Andrii Bashtovyi.

Le pouvoir du sens, de la compassion et de la routine

Néanmoins, pour les trois journalistes, c'est leur travail qui leur donne un but et un ancrage, ce qui constitue la source de leur profonde résilience. Mme Gumenyuk est impressionnée par l'extraordinaire compassion dont elle est témoin chez les gens sur le terrain. Cela la rend encore plus déterminée à raconter leurs histoires tragiques : "Le plus important, c'est l'inspiration que me donnent les gens ordinaires. Ils sont dans des situations bien pires que la mienne et pourtant ils sont si humains. Ils ont tant de compassion, même pour les soldats russes. Cela me donne un équilibre mental. Mais pour cela, il faut être sur le terrain, pas devant son ordinateur. Aucune story Facebook ne vous inspirera jamais comme une personne réelle sur le terrain. C'est ce qui m'aide le plus."

"Ma principale stratégie pour tenir est mon travail. Je sais que beaucoup de mes collègues font face de la même manière", explique Mme Slavinska, au sujet de son métier de présentatrice radio. "Les gens nous écoutent même pendant les raids aériens, alors il faut trouver le bon ton de voix ; pas trop léger, pas trop dramatique. Je m'efforce d'avoir l'air calme." La routine est également très importante pour elle : être à la rédaction et en studio, parler à ses collègues, boire du café, parmi d'autres petites choses, favorisent sa santé mentale.

Le rôle de l’optimisme

En voyageant avec des correspondants de guerre étrangers, Mme Gumenyuk a été surprise de constater qu'elle et ses collègues ukrainiens étaient nettement plus optimistes quant à l'issue de la guerre que ses collègues étrangers. "Lorsque nous parlons à des étrangers, les Ukrainiens sont les seuls optimistes du groupe", dit-elle. Elle s'est rendu compte qu'être optimiste était la bouée de sauvetage des Ukrainiens : "S’autoriser à penser que les choses finiront mal, c'est décider que l'on doit abandonner maintenant".

Mme Gumenyuk et ses collègues sont soutenus par le fait de voir la victoire là où d'autres voient la défaite. Au milieu des ruines de Kharkiv, elle n'a ressenti que la détermination à la reconstruire : "Nous avons pensé... 'On va la reconstruire et elle sera encore mieux!' Ils ne nous arrêteront pas !"

 

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Dans la région de Kyiv, des femmes journalistes font un reportage sur la situation dans la banlieue de la capitale avec l’équipe actu de la télévision publique ukrainienne. Photo : Angelina Kariakina.

Des espoirs flous pour l’avenir

Mmes Kariakina et Gumenyuk débordent d’un engagement et d’une volonté nées de la prise de conscience que la reconstruction de l'Ukraine après la guerre nécessitera un travail énorme. Cette prise de conscience lie les espoirs des deux journalistes. Elles sont déterminées à reconstruire leur pays après la guerre, en espérant que cela se produira plus tôt que tard.

"Nous n'avons pas encore compris l'ampleur de ce qui s'est passé", concède Mme Gumenyuk. "Je crains que les gens ne soient en colère. Chaque guerre est toxique, elle détruit les sociétés. Il faudra beaucoup d'efforts pour réparer les dégâts."

Mme Kariakina ne fait pas de plans pour l'avenir, mais elle est certaine de vouloir rester en Ukraine et de reconstruire le pays après la guerre. "J'ai l'impression que ma vie est en train de s'accélérer, avec tout ce qui se passe. J'ai l'impression que lorsque la guerre sera terminée, je n'aurai plus la trentaine mais la cinquantaine ou la soixantaine", dit-elle.

"Je ne sais pas exactement quelle direction prendra ma vie à ce moment-là, mais je suis sûre que je veux rester dans ce pays. Je veux le reconstruire et être avec ma famille ici. J'espère seulement ne pas perdre ma passion pour la vie avant cela."


Photo de Gayatri Malhotra sur Unsplash.