Au lendemain des attaques du Hamas du 7 octobre, les principaux médias israéliens ont promu un discours largement nationaliste, établissant des distinctions claires entre “eux” – l’ennemi – et “nous” – les Israéliens.
La pression exercée sur les rédactions par le public, l'armée et le gouvernement pour couvrir la guerre de cette manière s'est manifestée de manière préoccupante lorsque le gouvernement a fermé début mai la chaîne d'information qatarienne Al Jazeera.
Les groupes de défense de la liberté de la presse ont condamné cette action. “Avec cette décision, Israël rejoint un club douteux de gouvernements autoritaires souhaitant interdire la station. Et le gouvernement n’en aura peut-être pas fini,” lit-on dans un communiqué de l’Association de la presse étrangère en Israël, qui s’efforce d’aider ses membres à couvrir les conflits au Moyen-Orient depuis 1957.
“Le Premier ministre a le pouvoir de cibler d’autres médias étrangers qu’il considère comme ‘agissant contre l’État.’”
L’interdiction
En fermant Al Jazeera, l'une des rares rédactions à fonctionner à Gaza depuis le début de la guerre, Israël a affirmé que la chaîne "nuisait à la sécurité israélienne" et entretenait des "liens étroits" avec le Hamas, le groupe militant qu'elle cible à Gaza.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a salué cette décision, qualifiant Al Jazeera de “porte-parole du Hamas,” et l’armée israélienne a accusé les journalistes d’Al Jazeera d’être eux-mêmes membres du Hamas, ce qu’Al Jazeera a rejeté.
Les fondements de cette interdiction ont été posés le 1er avril, lorsque le Parlement israélien a adopté la loi dite “Al Jazeera,” qui autorise la fermeture de tous les médias étrangers susceptibles de représenter une menace pour la sécurité du pays. Un mois plus tard, le 5 mai, le cabinet de guerre israélien votait à l'unanimité la fermeture de la chaîne qatarienne dans le pays, pour une durée de 45 jours.
Les forces israéliennes ont immédiatement fermé les bureaux d’Al Jazeera à Jérusalem-Est et confisqué son équipement. Début juin, un tribunal de Tel Aviv a maintenu l’interdiction pour 45 jours supplémentaires.
La fermeture d’Al Jazeera en Israël pourrait également affecter ses opérations en Cisjordanie et à Gaza, où la chaîne est toujours présente. L'accès aux deux régions palestiniennes est largement contrôlé par Israël, une réalité qui pourrait affecter la liberté de mouvement des journalistes d'Al Jazeera.
Le mois dernier déjà, suite à son interdiction en Israël, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a ordonné à l'armée de bloquer Al Jazeera en Cisjordanie.
Préoccupations en matière de censure et de liberté de la presse
Les organisations de défense de la liberté de la presse ont critiqué Israël pour sa persécution contre les journalistes palestiniens, notamment contre la centaine de journalistes tués lors de son offensive à Gaza. Le manque d’indépendance des médias israéliens qui se sont alignés sur le gouvernement et la censure militaire constituent d’autres obstacles majeurs à la circulation de l’information dans le pays, en particulier pendant la guerre.
“La censure peut avoir un impact sur la publication d'informations liées aux actions armées à Gaza”, déclare Oren Persico, journaliste au Seventh Eye, un magazine d'investigation israélien. “Depuis le 7 octobre, il y a une autocensure dans presque tous les médias israéliens sur la situation humanitaire à Gaza. Peut-être à cause de la censure militaire, mais surtout parce que le public israélien n’est pas intéressé. L’écrasante majorité des Israéliens ne sait pas ce qui se passe à Gaza.”
Yanki Farber, journaliste de plusieurs médias orthodoxes, dont Yated Neeman, a déclaré que son travail pour révéler la crise humanitaire à Gaza est devenu beaucoup plus difficile depuis le 7 octobre.
“Les publications sur la situation humanitaire à Gaza sont immédiatement suivies de réactions très vives de la part de certains lecteurs, qui considèrent que les habitants de Gaza méritent ce qui leur arrive,” déclare-t-il. "Cela met beaucoup de pression sur mon travail, donc j'évite de publier certaines choses pour éviter les torrents de réactions."
La loi utilisée pour fermer Al Jazeera pourrait également être utilisée pour fermer d’autres médias critiques à l’égard du gouvernement, craint M. Persico. “La prochaine étape pourrait être d’interdire d’autres médias étrangers, et même, à terme, les médias israélo-palestiniens et les médias sionistes de gauche,” déclare-t-il. “Le climat est délétère, les hommes politiques au pouvoir affirmant régulièrement que les médias critiques à l’égard de Benjamin Netanyahu – les chaînes de télévision 11, 12 et 13 – sont comme Al Jazeera.”
Hanin Majadli, chroniqueuse hebdomadaire et responsable éditoriale de Haaretz en arabe, a exprimé ses inquiétudes quant au fait que le média israélien de gauche Haaretz soit menacé. “Avec la fermeture d'Al Jazeera, le gouvernement met en place les outils nécessaires pour permettre des attaques contre d'autres médias locaux qui critiquent la politique menée à Gaza,” déclare-t-elle. “Je pense que Haaretz est préoccupé par ces mesures.”
Mme Majadli craint que la censure ne l’atteigne elle aussi.
"Je me demande chaque jour : quand viendra le jour où je ne pourrai plus écrire ce que j'écris ?" déclare-t-elle. "Je crains que ce jour ne soit pas si loin."
Photo de Haley Black via Pexels.