Face à la prolifération des "médias d'opinion", alimentés par la désinformation dans les sociétés démocratiques, et de la censure et de la propagande gouvernementales dans les autocraties, la liberté de la presse est en déclin à travers le monde.
La Sierra Leone, en revanche, prend le chemin inverse. Ce pays d'Afrique de l'Ouest a gagné 29 places dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF) en 2022, pour atteindre la 46e place mondiale, ramenant le pays au rang de l'Uruguay, de la Corée du Sud et des États-Unis.
Cette progression rapide, à contre-courant des tendances mondiales actuelles, intervient au lendemain de l'abrogation de la loi de 1965 sur la diffamation criminelle et séditieuse, qui avait été utilisée pour réprimer les journalistes critiques à l'égard du gouvernement.
"Un an après la signature de l'abrogation, 130 journaux, 165 stations de radio et 42 stations de télévision recensés continuent de fonctionner librement", a déclaré le président Dr. Julius Maada Bio lors d'une conférence de presse l'année dernière.
Aujourd'hui, "il n'y a aucun reporter en prison pour avoir pratiqué le journalisme", a-t-il ajouté.
Rare éclaircie dans une période de déclin de la liberté de la presse, la Sierra Leone offre un modèle potentiel aux médias, à la société civile et aux gouvernements réformateurs d'autres pays pour améliorer la situation des médias indépendants.
Abroger une loi anti-presse
En 1991, la Sierra Leone a sombré dans une guerre civile brutale quand le Revolutionary United Front, basé au Libéria, a tenté de renverser le gouvernement. La guerre a duré 11 ans, atteignant une résolution momentanée avec la signature des Accords de Lomé en 1999. Toutefois, les hostilités se sont poursuivies et l'armée britannique est intervenue en 2000, passant deux années tumultueuses à protéger le gouvernement de la montée de groupes rebelles.
Des élections officielles ont finalement eu lieu en 2002, après quoi le président nouvellement élu Ahmad Tejan Kabbah a déclaré la fin officielle de la guerre civile. À l'issue du conflit, une commission vérité et réconciliation a été créée pour examiner les causes et les effets de la guerre et élaborer un plan d'action pour l'avenir.
Parmi les recommandations : l'abrogation de la loi sur la diffamation de 1965, qui avait contribué à une culture de corruption et de peur.
"La nature de la loi était si terrible que l'éditeur pouvait être arrêté, le rédacteur en chef pouvait être arrêté, le journaliste et parfois même le patron qui le lisait", raconte Mohammad Swaray, ministre des télécommunications de la Sierra Leone, qui a mené l'abrogation.
Malgré cette recommandation, la loi sur la diffamation n'a pas été abrogée à l'époque, et les personnes au pouvoir ont continué à l'utiliser pour harceler et emprisonner les journalistes. L'élection en 2018 du président Bio, qui a été chef d'État dans le gouvernement militaire de l'époque de la guerre civile, a introduit le premier gouvernement avec pour projet politique l'abrogation de la loi.
"Outre la Commission de réconciliation, les rapports successifs de la Commission nationale des droits humains ont noté que [la loi sur la diffamation] n'était pas un modèle de bonne gouvernance, de liberté de la presse et de démocratie", explique M. Swaray. "La priorité numéro un était de mettre nos lois en conformité avec les autres traités internationaux dont nous étions signataires. Nous voulions être de bons concurrents. Nous voulons être une nation conforme." Il a également noté que pendant que la loi sur la diffamation était en place, des personnes ont été arrêtées et des entreprises ont fermé. "Ce n'est pas l'environnement le plus propice pour attirer les investissements. Nous l'avons également fait valoir [au Parlement]", précise-t-il.
Le 28 octobre 2020, après deux ans de lobbying contre la loi dans le but d'obtenir un soutien bipartite, l'administration Bio l'a abrogée, mettant fin à la criminalisation du journalisme en vigueur dans le pays. Le fait de s'appuyer sur la volonté politique d'autorités éminentes pour abroger la loi a été déterminant. "Même avec les meilleures intentions, si vous n'avez pas la volonté politique au plus haut niveau, vous ne pourrez jamais arriver là où nous sommes arrivés et là où nous voulons arriver", insiste M. Swaray.
Construire une presse saine
Si l'abrogation de la loi a posé les bases d’un renouveau des médias indépendants en Sierra Leone, des décennies de répression avaient vidé les médias existants dans le pays. Les journalistes manquaient d'argent et de ressources pour faire des reportages adéquats, créant un environnement propice au journalisme à l'enveloppe brune, comme on appelle en Afrique l'échange d'argent contre une couverture positive.
"[Les médias] ont besoin de beaucoup de soutien financier. L'économie de la Sierra Leone est vraiment minuscule. Son PIB est très faible. Le secteur de la publicité est vraiment petit et ne s'adresse qu'à une poignée de personnes. La plupart des médias ne sont pas viables", déplore Maha Taki, conseillère principale en développement des médias à BBC Media Action.
En avril, plus de 250 représentants du gouvernement, des médias indépendants et des groupes internationaux de soutien aux médias, avec l’appui du programme PRIMED de BBC Media Action, se sont réunis pour une conférence à Freetown, la capitale, afin de planifier la revitalisation de l'écosystème médiatique de la Sierra Leone. Ils ont produit un rapport recommandant des changements à destination du gouvernement et de la Commission indépendante des médias de Sierra Leone (IMC). Les propositions comprennent un fonds national pour les médias d'intérêt public, des publicités plus transparentes et un financement gouvernemental pour le développement des médias.
Les recommandations du plan d'action national ont été acceptées par toutes les parties prenantes du secteur des médias, y compris le ministère de l'information et de la communication. Elles doivent maintenant être soumises au gouvernement pour approbation, selon BBC Media Action.
"Toutes les choses que nous recommandons doivent être faites pour que le secteur des médias soit sain. Je pense que si au moins certaines d'entre elles sont suivies dans les prochaines années, c'est déjà une énorme amélioration du secteur des médias en Sierra Leone", dit Mme Taki.
Les apprentissages
Malgré le succès de la Sierra Leone dans la construction d'une presse libre et indépendante, des défis persistent. Nombreux sont les journalistes sous-payés, et bien que les menaces à l'encontre des reporters ne soient pas aussi systématiques qu'avant l'abrogation de la loi sur la diffamation, elles n’ont pas entièrement disparu, comme en témoigne la récente tentative de meurtre d'un journaliste de télévision en avril.
"La situation des journalistes eux-mêmes n'est pas standard en termes de rémunération. De nombreux journalistes luttent juste pour être payés conformément aux normes et à la sécurité des journalistes", explique Sadibou Marong, directeur de RSF pour l'Afrique de l'Ouest.
Et si les journalistes ne sont plus emprisonnés, certains sont encore victimes de harcèlement. "L'État a l'obligation de veiller à ce que les journalistes puissent travailler librement et sans être harcelés par les forces de sécurité", rappelle M. Marong.
Néanmoins, l'exemple de la Sierra Leone constitue un modèle potentiel pour les activistes des médias et les réformateurs gouvernementaux dans le monde entier afin d'améliorer la liberté de la presse dans leurs contextes respectifs. L'une des clefs pour reproduire le succès de la Sierra Leone, selon Mme Taki, est un soutien international pour appuyer la volonté politique de réforme. "Nous disons toujours que les étoiles étaient alignées au sujet de notre travail en Sierra Leone, car cette ouverture est vraiment le fruit d’une combinaison de volonté politique."
"Je pense que c'est vraiment duplicable", poursuit-elle. "Nous parlons à nos équipes nationales en Afrique de l'Ouest et leur disons : ‘Voyez-vous une quelconque ouverture, même si ce n'est pas dans la même mesure qu'en Sierra Leone ?’ Il faut capitaliser dessus et les aider à essayer d'obtenir ces améliorations autant que possible. Nous devons travailler avec ce que nous avons, en gros, et y aller lentement."
Si la volonté politique et le soutien des acteurs internationaux ont amélioré la liberté de la presse en Sierra Leone, l'avenir est loin d'être assuré. L'issue des élections présidentielles qui se tiendront cette année pourrait mettre un terme à cette brève période de volonté politique et faire vaciller les engagements en faveur d'une presse libre.
La liberté de la presse est dans l'intérêt ultime non seulement des médias, mais aussi des gouvernements démocratiques, explique M. Swaray. "La presse et les gouvernements font un mariage de raison de par la nature même de nos métiers. Nos chemins se croiseront toujours", conclut-il. "Sans la presse, il pourrait y avoir une dictature et une tyrannie. Sans les gouvernements, il y aura une atrophie, donc nous devons travailler ensemble."
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Cet article a été mis à jour le 11 juillet 2022.