Le futur incertain d'un média afghan dédié aux femmes

17 nov 2021 dans Liberté de la presse
Nimrokh Media, les journalistes au travail

La récente prise de contrôle de l'Afghanistan par les talibans après le départ des forces américaines se fait au détriment de la population afghane. Le groupe le plus touché est celui des femmes afghanes, qui sont privées de nombre de leurs droits fondamentaux.

Malgré les affirmations contraires des talibans, les femmes n'ont pas le droit d'aller à l'école et à l'université, ni de travailler, l'intention étant de laisser la moitié de la population du pays dans l'ombre.

Les talibans menaçaient les professionnels des médias avant même leur arrivée au pouvoir. Dans les mois qui ont suivi, ils ont sévi contre des membres de la presse, menaçant nombre d'entre eux en raison de leurs reportages, ordonnant aux journalistes de ne plus travailler pour des médias occidentaux et de s'abstenir de tout reportage critique.

Selon le journaliste Hossein Ahmadi, plus d'une douzaine d'organes de presse, de stations de radio, de télévision, de sites web et de magazines consacrés aux questions féminines étaient actifs en Afghanistan avant que les talibans ne reprennent le contrôle du pays. Depuis, les talibans les ont tous forcés à fermer, à l'exception d'un seul, dit-il, l'hebdomadaire Nimrokh Media, dont il est le directeur de publication et l'éditeur.

Lancé à Kaboul en août 2017, Nimrokh traite des violences contre les femmes et de la nécessité de les éradiquer, de l'égalité des genres, de la présence des femmes dans la société et de l'importance d'enseigner aux femmes leurs droits. Chaque semaine, 2 000 exemplaires de l'édition imprimée circulent dans sept provinces d'Afghanistan, ainsi qu'à Kaboul, atteignant une moyenne de 2,6 millions de vues chaque mois, selon M. Ahmadi. Ce média maintient également une présence active sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, Twitter et Instagram, et anime des chaînes sur YouTube et Telegram.

À la suite d'une conférence de rédaction le 15 août, Nimrokh a fermé ses bureaux. Au même moment, de nombreux autres médias indépendants du pays ont fait de même. En l'espace d'une semaine, Kaboul a été réduite au silence et à la stupeur.

Malgré les craintes accrues pour la vie de ses employés, les préoccupations financières et la censure, Nimrokh poursuit aujourd'hui ses reportages. Après la reconquête de l'Afghanistan par les talibans, l'équipe est plus déterminée que jamais à continuer à publier.

Je me suis récemment entretenue avec M. Ahmadi et Fatima Roshanian, fondatrice et détentrice de la licence de Nimrokh, au sujet du média, de son avenir incertain, de la peur accrue dans laquelle les journalistes évoluent désormais en Afghanistan et des circonstances particulièrement difficiles auxquelles les femmes sont confrontées dans le pays. Les deux m'ont parlé malgré leur position vulnérable dans un cadre instable.

IJNet : Comment vos conditions de travail ont-elles évolué depuis le retour des talibans au pouvoir ?

Fatima Roshanian : Les femmes ne se sentent pas du tout en sécurité. Les talibans ont privé les femmes et les filles de tous leurs droits : d'étudier, de travailler ou de participer à la vie de la société sous n'importe quelle forme.

 

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Chez Nimrokh, nous nous passionnons pour les questions relatives aux femmes, en essayant d'éclairer les hommes sur les droits des femmes, et de rendre les femmes plus conscientes de leurs droits humains et civiques. Nous apprenons aux femmes quels sont leurs droits. C'est ce à quoi notre rédactrice en chef, Mariam Shahi, s'est toujours efforcée.

Nous avons parlé aux filles de leurs règles, du mariage, de la maternité, entre autres. Nous leur avons appris à prendre soin d'elles-mêmes. Les hommes qui pensent comme les talibans ont toujours voulu que nous nous limitions à parler du foyer, du ménage, de la cuisine et de l'éducation des enfants dans les médias destinés aux femmes. Nous voulions plus et pensions différemment. Nous sommes allés au-delà. Les talibans veulent nous garder dans un sombre cachot.

[Lire aussi : En grand danger, les journalistes afghans ont besoin d'une aide internationale]

 

Hossein Ahmadi : Notre problème actuel n'est pas seulement le fait que nous ne pouvons pas nous rendre à nos bureaux, et que nous devons faire très attention si nous nous organisons pour nous voir dans un café. Notre problème est que nous ne pouvons pas poursuivre notre passion sans crainte. Selon les talibans, pour les femmes, la cuisine est le seul endroit approprié pour travailler, pour exister. C'est ce qui menace notre société, et nous. Nous tous, ici à Nimrokh, sommes confrontés à des menaces de sécurité actives.

Le fait est que 70 % des médias du pays ont été fermés après la prise de pouvoir par les talibans, ce qui signifie que de nombreux autres journalistes subissent ce que nous vivons, voire pire.

Dans quelle mesure les problèmes des femmes afghanes sont-ils culturels plutôt que politiques ?

Mme Roshanian : Les talibans n'étaient pas au pouvoir il y a encore quelques mois, mais de nombreux hommes afghans avaient les mêmes croyances que les talibans et ne pouvaient tolérer les femmes instruites ou les femmes qui travaillent. De nombreux pères ont bridé leurs filles et sont désormais en accord avec la vision du rôle des femmes portée par les talibans.

Quelle part de ce que le monde a pu voir de l'Afghanistan, dont la participation active des femmes aux affaires nationales, était véritable et avérée ?

Mme Roshanian : Ce que le monde a vu au cours des deux dernières décennies - ce qui a été montré au monde, plutôt – était quelque peu différent de la réalité sur le terrain. Ces 20 années ont donné l'occasion à des filles comme moi de poursuivre des études, de voyager et de travailler, et de ne pas être contraintes de se marier. Cependant, toutes les filles n'ont pas eu cette possibilité. Le gouvernement ne créait pas d'obstacles pour les femmes, mais une grande partie du destin des filles afghanes a été décidé par leurs pères au cours des deux dernières décennies.

Une grande partie de ce qui a été montré au cours de ces 20 dernières années, cependant, a été fait pour obtenir des subventions et une aide financière, et pour atteindre d'autres objectifs monétaires. De nombreux aspects de la réalité de l'Afghanistan n'ont pas attiré l'attention des médias mondiaux.

Quelle sorte d'avenir voyez-vous pour les femmes sous un régime du Taliban ?

M. Ahmadi : Un avenir sombre. Les talibans ne sont intéressés que par la régression et la répression. Les talibans dictent la charia [loi], l'utilisent à leur avantage afin de régner. Les femmes afghanes ont été très actives dans différents domaines et dans de nombreux grands projets de paix à travers le pays. Les forcer à rester à la maison est une tragédie pour la moitié de la population du pays.

[Lire aussi : Afghanistan : comprendre la crise à laquelle les journalistes sont confrontés]

Comment surmontez-vous les difficultés financières au sein de Nimrokh ?

M. Ahmadi : Depuis sa création, nous avons pu financer l'activité du média grâce à la publicité et aux cotisations des membres. En janvier dernier, cependant, les revenus publicitaires et les cotisations des membres se sont arrêtés vu la dégradation de l'état de la société, nous laissant sans ressources. De janvier 2020 à mars 2021, l'Open Society Foundation nous a aidés à couvrir nos dépenses, et à payer nos créances. Nous avons également pu embaucher 12 personnes grâce à cet argent.

Mme Roshanian : Quelques militantes des droits des femmes ont lancé une campagne de collecte de fonds en ligne en notre faveur, dans le but de réunir 15 000 dollars US pour couvrir nos dépenses et nos cotisations, ainsi que ce que nous devons depuis mars. Cependant, la campagne n'a pas eu beaucoup de succès jusqu'à présent. Nous sommes maintenant dans une impasse financière totale.


Photos fournies par Mehrnaz Samimi.


Mehrnaz Samimi est la responsable éditoriale d'IJNet en farsi. C'est une journaliste de la presse écrite et audiovisuelle, une experte de l'Iran et une interprète.