Ce vendredi (6 octobre) à 11 heures précises à Oslo, la présidente du comité Nobel a ouvert les portes de l'Institut Nobel en Norvège pour annoncer le lauréat du prix Nobel de la paix de cette année, devant un parterre de journalistes enthousiastes du monde entier.
L'année dernière, Berit Reiss-Andersen a annoncé que le prix Nobel de la paix de 2021 était attribué aux journalistes Maria Ressa des Philippines et Dmitry Muratov de Russie pour leurs "efforts pour défendre la liberté d'expression, qui est une condition préalable à la démocratie et à une paix durable." Cette décision a été saluée comme une victoire pour la liberté de la presse dans le monde. Le prix a été décerné à un moment où les journalistes étaient de plus en plus attaqués, y compris dans des pays normalement considérés comme démocratiques et pacifiques. À un moment de l'histoire où les mensonges et la désinformation polluent nos sphères publiques, où les États agissent hors de leurs propres frontières pour faire taire les journalistes par des actes d'une brutalité effrayante, et où les femmes journalistes en particulier sont exposées à la haine et à des violences en ligne sans précédent, ce prix était à la fois symboliquement important et prémonitoire.
Un prix 2021 toujours plus d’actualité
Un an plus tard, le prix de 2021 paraît toujours plus pertinent. Dans le contexte de l'invasion de l'Ukraine par la Russie démarrée le 24 février, il est frappant à quel point certaines parties du raisonnement du comité Nobel semblaient annoncer ce qui allait arriver : "Un journalisme libre, indépendant et fondé sur les faits protège contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre."
Lorsque Dimitry Muratov, rédacteur en chef du journal indépendant russe Novaya Gazeta, a été nommé co-lauréat du prix Nobel de la paix, il a accepté le prix au nom de ses six courageux collègues tués depuis la création du journal en 1993. La plus célèbre est sans aucun doute Anna Politkovskaïa. Cette journaliste d'investigation a couvert la guerre en Tchétchénie, se concentrant sur la corruption qui y régnait et les souffrances de la population locale. Anna Politkovskaïa a été abattue alors qu'elle rentrait chez elle le 7 octobre 2006. Dans ses interviews, M. Muratov explique que le bureau de Mme Politkovskaya se trouve toujours dans un coin de la rédaction de Novaya Gazeta, exactement comme elle l'a laissé il y a 16 ans.
Dans les premiers jours qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la voix de M. Muratov se démarquait dans un contexte de plus en plus sombre. Une nouvelle loi sur les médias a été introduite en Russie, qui menaçait de condamner les journalistes à des peines allant jusqu'à 15 ans de prison pour avoir diffusé des "fake news" sur l'armée russe. À travers une tactique répugnante pour la vérité, des mots comme "invasion" et "guerre" ont été interdits et les journalistes russes ont dû décrire le conflit en Ukraine comme une "opération militaire spéciale". Une semaine après l'invasion, Novaya Gazeta a publié, en ukrainien et en russe, le message suivant : "Nous ne reconnaîtrons jamais l'Ukraine comme un ennemi, ni l'ukrainien comme la langue de l'ennemi".
Peu de temps après, le journal a été contraint de supprimer tous les contenus relatifs à la guerre de son site Internet.
Finalement, M. Muratov a décidé de vendre aux enchères sa médaille de prix Nobel de la paix et de donner les recettes aux réfugiés ukrainiens. Trois décennies plus tôt, le lauréat du prix Nobel de la paix de 1990, Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président de l'Union soviétique, avait utilisé une partie de son prix pour soutenir la création de Novaya Gazeta. M. Gorbatchev est décédé à la fin du mois d'août. La semaine même de son enterrement, un tribunal de Moscou a retiré à Novaya Gazeta sa licence de publication en Russie, mettant ainsi fin à toute possibilité de publication de journalisme indépendant dans le pays.
La responsabilité des entreprises mondiales de la tech
La désinformation virale est aussi une arme de guerre moderne et c'est ce fléau que Maria Ressa combat au quotidien. En tant que cofondatrice et directrice générale de Rappler, média à l'avant-garde de la lutte pour la liberté de la presse aux Philippines, Mme Ressa a prouvé qu'elle était une redoutable défenseuse des faits, de la vérité et de la liberté d'expression. Elle a dénoncé la manipulation des réseaux sociaux par l'État et supervisé des enquêtes sur les exécutions extrajudiciaires liées à la "guerre de la drogue" de l'ancien président Rodrigo Duterte. Dans le même temps, elle a fait l'objet d'une persécution judiciaire incessante, qui s'est traduite par de multiples arrestations, une condamnation sur la base d'un chef d'accusation inventé de cybercriminalité, et six autres affaires en cours qui, ensemble, pourraient théoriquement la faire emprisonner pendant 100 ans. Pendant ce temps, Rappler fait face à une fermeture ordonnée par le tribunal.
Maria Ressa est sujette à des torrents de violences sexistes en ligne, et elle est l'une des 18 femmes seulement à avoir reçu le prix Nobel depuis sa création il y a 120 ans. Seules six de ces femmes ont été reconnues individuellement. Elle considère les entreprises de réseaux sociaux comme complices de la crise mondiale de désinformation qui mine la démocratie et alimente les attaques contre la presse. Elle tient également Facebook en partie responsable de ses propres difficultés. Dans son discours d'acceptation du prix Nobel, le 10 décembre dernier, elle affirmait que les grandes entreprises de la tech pratiquent un "capitalisme de surveillance". Les entreprises qui contrôlent nos informations déforment les faits et sont conçues pour nous diviser et nous radicaliser, a-t-elle déclaré.
Il y a quelques semaines, la courageuse journaliste et PDG de Rappler était de nouveau à Oslo pour s'exprimer au Centre Nobel de la Paix. Elle a mis en garde son auditoire : le monde a jusqu'en 2024 pour inverser l'érosion de la démocratie avant d'atteindre un point de basculement géopolitique. Elle s'est dite très préoccupée par l'issue des élections en Italie (remportées depuis par une candidate d'extrême droite), au Brésil (où le résultat est en suspens), en Turquie, en Indonésie et en Inde, ainsi que par les élections présidentielles aux États-Unis de 2024. Dans chacun de ces cas, le défi existentiel de la désinformation virale, des réseaux complotistes et de l'exploitation géopolitique des réseaux sociaux menacent de nous plonger dans "le Monde à l'envers", une dystopie antidémocratique rappelant l'univers parallèle horrifique de la série Stranger Things.
Trouver des solutions
Mais Mme Ressa garde l'espoir que nous pouvons changer le futur si nous arrivons à réparer notre écosystème de l'information qui se nourrit de la division et crée des sociétés polarisées, en colère et craintives, cibles faciles de leaders immoraux. Nous devons pousser à la responsabilisation des grandes entreprises de la tech pour qui les émotions telles que la peur et la colère génèrent le plus de "trafic" et récoltent donc le plus d'argent. Nous devons approfondir nos connaissances et ne pas nous taire, afin que ce ne soient pas seulement les opinions extrêmes, ceux qui crient le plus fort, qui imposent le débat. En ces temps dangereux, Mme Ressa insiste sur la nécessité de revenir à des informations basées sur des faits, dont l’éditorial est supervisé.
Il est crucial de trouver des solutions aux défis causés par les faiblesses du système d'information. Cela façonnera les opportunités que nous aurons pour assurer la paix. Un an après la décision d'attribuer le prix Nobel de la paix à Maria Ressa et Dmitry Muratov, les deux lauréats continuent de nous guider par leur lumière.
Cet article a d’abord été publié par l’organisation-mère d’IJNet, le Centre international pour les journalistes.
Image Florian Pircher via Pixabay.