Lorsque Rana Sabbagh était une petite fille en Jordanie, sa mère allemande lui a fait découvrir le concept de Gerechtigkeit, qui signifie “justice” ou “équité.” La carrière de journaliste d’investigation de Mme Sabbagh s’articule autour de cet idéal : la justice, la responsabilité et l’État de droit sont importants. En particulier au Moyen-Orient, où les gouvernements et les acteurs puissants jouissent régulièrement de l’impunité pour les actes de corruption, les violations des droits humains et du droit international.
En 2005, Mme Sabbagh, lauréate du prix Knight Trailblazer 2024 de l'ICFJ, a cofondé l'Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ) pour former des journalistes d'investigation au Moyen-Orient. Au cours de ses 15 années en tant que directrice exécutive, elle a encadré toute une génération de reporters arabes, dont beaucoup ont ensuite dénoncé la corruption et les abus de pouvoir en Égypte, en Syrie, à Gaza, au Liban et au-delà.
Aujourd'hui, Mme Sabbagh continue de mener des enquêtes percutantes en tant que responsable éditoriale pour la région MENA au sein de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), où elle a couvert le trafic de drogue parrainé par l'État, la corruption gouvernementale, le contournement des sanctions et bien d'autres choses encore. Ses enquêtes ont notamment donné lieu à des sanctions internationales, à des mandats d'arrêt et à des enquêtes criminelles.
Les reportages de Mme Sabbagh l’ont naturellement placée dans la ligne de mire d’acteurs puissants. Ses téléphones ont été mis sur écoute et les attaques dont elle a fait l’objet l’ont fait souffrir d’épuisement professionnel dû au stress psychologique, notamment lorsque les autorités l’ont poussée à choisir entre son pays et son rôle de journaliste. Mais elle n’a pas cessé de révéler les crimes que ceux qui sont au pouvoir veulent cacher.
“Je ne peux pas me rendre dans au moins huit pays [de la région MENA]”, déclare Mme Sabbagh. “Mais je ne me soucie pas vraiment de pouvoir me rendre dans ces pays. Ce qui m’importe, c’est de pouvoir raconter l’histoire et de pouvoir dénoncer la corruption, et j’espère que les résultats de notre travail permettront de faire bouger les choses.”
Tracer une voie indépendante
Mme Sabbagh débute sa carrière en 1985 en tant que journaliste au quotidien anglophone Jordan Times. Deux ans plus tard, elle rejoint Reuters en tant que chef adjointe du bureau de l'agence en Jordanie.
Dès son troisième jour en poste, elle reçoit un renseignement sur la présence d’émeutes antigouvernementales dans le sud du pays, à une époque où la Jordanie était sous le coup de la loi martiale et où l’information était étroitement contrôlée. Son premier scoop important – qui a forcé le roi de Jordanie à interrompre son voyage depuis Washington pour rentrer chez lui – l’a également exposée aux risques inhérents au travail de journaliste dans la région. “J’étais au bureau ; je pensais qu’à chaque fois qu’on frappait à la porte, ils venaient m’arrêter,” déclare-t-elle.
Elle couvre une série d'événements majeurs au Moyen-Orient alors qu'elle travaille pour Reuters, notamment le processus de paix israélo-jordanien, la guerre du Golfe de 1991 et les conflits internes en Jordanie, tout en affrontant le sexisme et la sous-estimation de ses capacités par ses collègues.
“Il n’y avait pas de femmes qui couvraient les émeutes, il n’y avait que des hommes avec des caméras. Ils me regardaient comme s’ils se demandaient : ‘Qu’est-ce que cette idiote fait ici ?’, ” se souvient-elle. “Ils me méprisaient toujours parce que je suis à moitié étrangère. Je suis blonde, je suis une fille. Personne [comme moi] ne travaillait sur ces sujets difficiles. Mais j’étais là, assise sur le trottoir, attendant que Yasser Arafat apparaisse à quatre heures du matin, car c’est à ce moment-là qu’il nous accordait ses interviews.”
Mme Sabbagh en Mauritanie.
Mme Sabbagh fait son retour au Jordan Times en 1999 en tant que responsable éditoriale du journal, devenant ainsi la première femme du Levant à diriger un journal politique. Elle transforme ce qui était jusque-là un porte-parole du gouvernement en un journal véritablement indépendant. “J’ai développé le contenu local et tout le monde a commencé à le qualifier de journal d’opposition,” déclare Mme Sabbagh. “Je ne suis pas vraiment une personne de l’opposition, je suis juste une personne très professionnelle. Je l’ai Reuters-isé.”
Cette indépendance a un prix. Après avoir envoyé un journaliste enquêter sur les allégations de torture pratiquées par les autorités jordaniennes en réponse aux émeutes dans le sud du pays, Mme Sabbagh publie un éditorial appelant à l'ouverture d'enquêtes sur le recours à la torture dans les commissariats de police.
Après avoir résisté aux pressions du gouvernement pour adopter la position officielle réfutant la torture comme étant la cause de la mort d'un manifestant, le président du journal lui dit qu'elle ne sera plus responsable éditoriale. Mme Sabbagh quitte le Jordan Times immédiatement après. “Le fait que j'aie utilisé le mot ‘torture’ dans un journal détenu à 60 % par le gouvernement les a vraiment fait flipper,” déclare-t-elle. “J'ai été larguée en une seconde.”
Ce ne sera pas la dernière fois que Mme Sabbagh sera obligée de choisir entre l’insistance du gouvernement sur la loyauté envers son pays et son indépendance en tant que journaliste.
Apporter le journalisme d'investigation au Moyen-Orient
Son licenciement de l'un des principaux journaux anglophones de la région aurait pu mettre un terme à sa carrière. Mme Sabbagh a plutôt profité de cette situation pour tracer une nouvelle voie pour le journalisme indépendant au Moyen-Orient. En 2005, elle fonde l’ARIJ, le premier réseau de journalistes d'investigation de la région.
L’introduction du journalisme d’investigation dans la région n’a pas été une tâche facile. À l’époque, les connaissances sur la manière de mener des enquêtes étaient quasiment inexistantes dans la région arabe, déclare Mme Sabbagh : “Quand j’ai commencé à travailler pour l’ARIJ, honnêtement, personne n’avait la moindre idée de ce qu’était le journalisme d’investigation. Même moi, je n’en avais aucune idée. Mais j’étais une très bonne journaliste, formé chez Reuters. Je savais comment identifier des sources, comment protéger des sources, comment creuser. Ce sont les bases du journalisme d’investigation.”
Consciente du besoin urgent de formation, l’ARIJ a organisé six ateliers par an pour aider les journalistes d'investigation débutants à développer leurs reportages. Les participants ont ensuite mené environ 600 enquêtes approfondies au cours de la direction de Mme Sabbagh. Grâce au financement de l'UNESCO, l’ARIJ a également créé un manuel de formation au journalisme d'investigation qui est encore enseigné dans les universités du monde entier aujourd'hui.
À la fin des 15 années de mandat de Mme Sabbagh à la tête de l'ARIJ, l'organisation avait formé plus de 4 000 journalistes, y compris des reporters primés de Gaza, du Liban et d'Égypte, entre autres.
“L’ARIJ a fait quelque chose d’extraordinaire pour le Moyen-Orient. À l’avenir, lorsqu’on parlera de journalisme d’investigation, l’ARIJ sera cité comme le pionnier qui a introduit ce genre de journalisme dans la région,” dit Mme Sabbagh.
Les risques et les avantages de demander des comptes aux pouvoirs publics
Mme Sabbagh quitte l'ARIJ en 2019 pour laisser la place à une nouvelle direction, mais elle continue à enquêter sur la corruption et les atteintes aux droits humains dans la région. En 2020, elle devient responsable éditoriale de l'OCCRP pour la région MENA, où elle révèle l’implication du régime syrien dans le trafic de captagon, une puissante amphétamine, lève le voile sur la façon dont le fils du gouverneur de la banque centrale du Liban a envoyé des millions de dollars à l'étranger pendant la crise économique du pays, et détaille comment une banque irakienne a canalisé de l'argent vers des bailleurs de fonds présumés du terrorisme, entre autres histoires.
Les enquêtes de Mme Sabbagh ont eu un impact réel, suscitant par exemple des appels à une réforme des sanctions dans l’Union européenne, et contribuant à l’adoption d’un projet de loi aux États-Unis visant à démanteler les organisations criminelles impliquées dans le trafic de drogue en Syrie. “Parfois, l’impact est lent, parfois rapide, parfois il faut du temps et parfois il faut capitaliser,” déclare-t-elle. “Je suis très heureuse de dire qu’un bon reportage a toujours un impact, même lorsqu’il s’agit d’un bon papier ou d’un bon article de fond. Il n’est pas nécessaire que ce soit une enquête. C’est la qualité du journalisme qui compte.”
Mme Sabbagh est toutefois consciente des risques liés au journalisme d'investigation. Elle a été arrêtée à plusieurs reprises par les autorités et ses téléphones ont été infectés par le logiciel espion Pegasus alors qu'elle enquêtait sur de hauts responsables jordaniens.
La nouvelle ère technologique implique de nouveaux défis pour les journalistes d'investigation, prévient Mme Sabbagh. “Il y a des guerres au Moyen-Orient, mais l'hostilité n'a pas changé [par rapport aux années passées]. Ce qui a changé, c'est la cybersécurité et la cyber-sûreté. Les gens sont devenus très intelligents, qu'il s'agisse d'agents de l'État ou de la mafia. Il est devenu très facile de trouver des systèmes de cryptage et des équipements d'écoute clandestine,” affirme-t-elle.
Son conseil aux journalistes d’investigation ? Sachez dans quoi vous vous engagez et soyez prêt à reconnaître que ce n’est pas la bonne solution pour vous. “Ce n’est pas facile, mais c’est une question de passion. Vous devez être une personne qui croit en la justice, en la responsabilité, en l’État de droit et en la nécessité de punir les méchants qui utilisent l’argent des contribuables et utilisent leur position pour opprimer les autres et voler la richesse des gens,” déclare-t-elle. “C’est rude. Ce n’est pas facile. Et si vous n’y parvenez pas, ne vous lancez pas.”
Néanmoins, le besoin d’un journalisme d’investigation percutant est plus important que jamais dans la région. La guerre entre Israël et le Hamas, par exemple, offrira des opportunités d’enquêter sur la future présence des sociétés de sécurité à Gaza, de contacts pour le forage gazier offshore et des profiteurs de guerre qui gagnent de l’argent sur le dos des Palestiniens qui tentent de quitter Gaza, entre autres pistes d’investigation, déclare-t-elle : “Il y aura beaucoup de corruption, et c’est là que nous aurons besoin du journalisme d’investigation.”
En acceptant le prix Knight Trailblazer, Mme Sabbagh rend hommage aux nombreux collègues avec lesquels elle a travaillé. “Je dédie ce prix à tous ceux avec qui j’ai travaillé au cours de mes 40 années de travail, qui ont été formidables avec moi et qui ont cru en ce que je voulais faire,” dit-elle. “Que ce soit mon équipe, les personnes qui m’ont formée, les personnes que j’ai formées, nous avons tous fini par nous soutenir mutuellement. Et sans ce soutien, l’ARIJ n’aurait jamais décollé.”
Mme Sabbagh est déterminée à faire en sorte que le journalisme d’investigation continue de dire la vérité aux puissants du Moyen-Orient, surtout lorsque cela est difficile. “J’entends aujourd’hui dire que la société ne veut rien entendre du journalisme d’investigation. C’est du pipeau. La société est très dure. La situation économique est très dure. La situation politique est très dure,” déclare-t-elle. “Je me demande quand cela a été facile. Cela n’a jamais été facile.”
Photos avec l'aimable autorisation de Rana Sabbagh.