John-Allan Namu : Décensurer l’Afrique

15 nov 2024 dans Journalisme d'investigation
John-Allan Namu

En Afrique de l’Est, le Kenya se distingue par sa relative paix et sa prospérité. Depuis plus de trois décennies, le pays jouit d’une démocratie multipartite et a quasiment évité les conflits et la guerre.

Cela ne signifie pas pour autant que John-Allan Namu, lauréat du prix international de journalisme ICFJ Knight 2024, peut se reposer sur ses lauriers, loin de là. Le célèbre journaliste d'investigation kényan, co-fondateur et PDG d'Africa Uncensored, a consacré sa carrière de près de 20 ans à dénoncer la corruption des plus puissants, les atteintes aux droits humains et bien d'autres choses encore dans son pays natal.

“Être borgne dans le royaume des aveugles ne veut pas forcément dire que vous allez bien,” affirme M. Namu. "Et la situation n'a cessé de se dégrader sous chaque gouvernement successif, qui n'a jamais réellement pris en compte ces problèmes."

M. Namu a commencé sa carrière en 2005 en tant que journaliste audiovisuel pour Kenya Television Network (KTN). Lors des élections tumultueuses de 2007, qui ont vu 1 000 Kényans tués et 500 000 autres déplacés internes, M. Namu s'est inquiété de la manière dont les médias kényans avaient laissé des récits à connotation politique s'infiltrer dans leur couverture. Sa désillusion s'est intensifiée au fil des années ; selon lui, lui et ses collègues ne pouvaient pas mener les enquêtes réellement indépendantes et critiques qu'ils souhaitaient sans faire l'objet de nombreuses remises en causes éditoriales.

“Lorsqu’on commence à découvrir le côté sombre de cette profession dont on est tombé amoureux, on acquiert un point de vue différent sur son rôle et sur la durée pendant laquelle on peut tenir avant de risquer de ressembler aux pires travers ou excès de sa propre rédaction,” déclare-t-il. 

“Nous avions le sentiment qu'il ne faudrait pas longtemps avant que l’espace pour réaliser pleinement ce que nous souhaitions, ou même certains des projets qui nous tenaient à cœur et étaient fidèles à notre nature, ne se réduise considérablement.”

 

 

John-Allan Namu reporting
Crédit: Elijah Kanyi.

Enquêter et dénoncer le pouvoir

M. Namu a décidé de prendre en charge les histoires qu’il raconte et, en 2015, il a cofondé Africa Uncensored avec deux de ses collègues de KTN. Le média ayant été lancé par des journalistes de radio et de télévision, les documentaires d’investigation approfondis sont “dans l’ADN” d’Africa Uncensored, déclare M. Namu. Depuis sa création, sa mission a été “d’enquêter, de dénoncer et de responsabiliser,” dans le but de couvrir des histoires qui amènent le Kenya à rendre des comptes.

En 2016, les reportages de la jeune rédaction sur l'extorsion des vendeurs de rue à Nairobi l'ont fait connaître, et deux ans plus tard, Africa Uncensored a remporté son premier prix mondial pour avoir révélé la corruption en temps de guerre au Soudan du Sud et le blanchiment des profits de la guerre dans diverses capitales d'Afrique de l'Est. 

L'enquête de M. Namu en 2021 dans le cadre des Pandora Papers a examiné la propriété, par l'ancien président Uhuru Kenyatta et sa famille, de sociétés situées dans des paradis fiscaux offshore. Le reportage d’Africa Uncensored, le plus visionné à ce jour avec près de 700 000 vues sur YouTube, a suscité des reportages de suivi par d'autres médias, portant sur la classe politique kényane, ses sources de revenus et sa gestion financière, indique M. Namu.

“Nous avons vraiment approfondi nos recherches et produit un corpus qui traite directement de la richesse d’un président en exercice et de l’utilisation des juridictions secrètes par lui et sa famille,” explique-t-il. “On voit les gens se réveiller et se rendre compte que la classe politique kényane est très investie dans les paradis fiscaux et les juridictions secrètes, ce qui n’est évidemment pas bon pour le pays.”

Faire face à l’intimidation et aux menaces

Les enquêtes de M. Namu ont attiré l’attention, et la colère, d’acteurs puissants. 

Avant la publication de l’enquête sur M. Kenyatta, par exemple, lui et ses collègues ont été confrontés à des manœuvres d’intimidation. Craignant des représailles, M. Namu a emmené sa femme et ses enfants et s’est caché pendant un mois – ce qu’il a déjà dû faire à deux reprises au cours de sa carrière. 

“Lorsque nous avons envoyé nos lettres de droit de réponse au président et à sa famille par divers canaux, des personnes nous ont contactés [...]. Il s’agissait de sources assez crédibles, qui affirmaient que moi-même et un collègue travaillant sur cette affaire devions disparaître,” déclare-t-il. “Cela nous a rappelé de manière très brutale que même un pays comme le Kenya, qui a une bien meilleure réputation que d’autres pays, peut être un endroit très dangereux pour un journaliste.”

Rien que l’année dernière, M.Namu et son équipe ont été la cible de surveillance et d’attaques DDoS, et de désinformation. Les attaques en ligne visaient à présenter Africa Uncensored comme des “marionnettes de l’Occident,” en réponse à leur enquête sur les difficultés économiques du Kenya, publiée avant les manifestations nationales contre les impôts qui ont éclaté cet été.

“Ce que nous avons remarqué [...] c’est que ces réseaux qui nous attaquent sont très bien coordonnés et véhiculent des messages très singuliers,” déclare M. Namu. “Ils sont de plus en plus utilisés par des gens qui ont de l’argent. Et ce ne sont pas seulement des gens politiques [...]. Quiconque veut modifier les récits ou manipuler ou fabriquer de tels récits est devenu très habile à utiliser ces microblogueurs et ces organisations de microblogging. Certaines sont de véritables entreprises, mais d'autres ne sont que des fermes à trolls.”

Entre-temps, les poursuites SLAPP (les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique) sont devenues une tactique particulièrement efficace employée par les adversaires pour vider Africa Uncensored de ses ressources et étouffer ses reportages. 

“Pour une petite organisation, des frais juridiques de plus de 10 000 dollars US par action peuvent avoir de graves conséquences sur ses résultats financiers et sa survie”, dit M. Namu. “Si cette stratégie continue à se développer, nous devons vraiment réfléchir sérieusement à la manière dont nous pourrons financer notre travail – tout en continuant à faire des reportages courageux et novateurs – et à lutter sur ces deux fronts.”

 

John-Allan Namu reports in the field
Photo avec l'aimable autorisation de John-Allan Namu.

Conseils pour les journalistes d'investigation

M. Namu reconnaît que les défis auxquels il est confronté en tant que journaliste d’investigation ne sont malheureusement pas rares. Son conseil aux autres journalistes ? Avant tout, ne vous arrêtez pas ! “Souvent, une majorité silencieuse de personnes qui ne commentent pas votre travail, que vous ne verrez jamais, que vous ne rencontrerez jamais, sont les plus grands bénéficiaires de votre travail.”

Reconnaissez également que la passion seule ne suffit pas pour vous porter dans votre travail – le risque d’épuisement est réel. Trouvez des “havres de joie,” exhorte-t-il. “On ne peut pas verser de l’eau d’une tasse vide,” souligne M. Namu. “Si vous avez besoin de vous déconnecter pour vous ressourcer, faites-le. Et si raconter des histoires positives vous motive, alors vous devez le faire.”

“Même s'il s'agit simplement de se détendre, d'aller sur Netflix ou de faire des promenades, tout ce qui vous aide vraiment à vous ressourcer,” déclare-t-il.

Il faut constamment trouver de petites façons de s’améliorer, ajoute-t-il. “La profession est toujours à la pointe de la technologie, des nouvelles tendances et des nouvelles modes. Pouvoir surfer sur cette vague est une bonne chose,” affirme-t-il. “Devenez un meilleur conteur, un meilleur journaliste, jour après jour.”

Maintenir l'authenticité 

Recevoir le prix Knight de journalisme international de cette année rappelle à M. Namu le chemin parcouru, grâce au soutien d’autres personnes. Il espère que son équipe d’Africa Uncensored “se reconnaîtra un peu” dans cette récompense : “Ils ont joué un rôle très important, surtout au cours des dix dernières années, et je pense que c'est en grande partie pour cette raison que l'ICFJ a jugé bon de me décerner ce prix.”

Cet honneur rappelle également à M. Namu à quel point il souhaite accomplir encore plus de choses. À terme, il envisage un journal Africa Uncensored qui le dépasserait, lui et ses cofondateurs. La réputation que son journal s’est bâtie, reconnaît-il, signifie que les gens au Kenya, à travers l’Afrique et dans le monde entier, comptent sur lui et son équipe pour continuer à publier des enquêtes percutantes qui trouvent un écho.

Pour atteindre cet objectif, il est essentiel d’être authentique : rester fidèle à son identité kényane et africaine.

“Je veux que les gens à travers le continent sachent qu'il existe une équipe de personnes qui se soucient vraiment de produire des reportages de très bonne qualité, honnêtes et de classe mondiale, et qu'ils sont africains et que c'est ce que nous sommes,” déclare M. Namu.

“En tant qu’Africain, il est très important pour moi d’être fidèle à moi-même, à mon pays et à la partie du monde dont je suis originaire. [...] Le travail que nous faisons n’est important que s’il reste authentique par rapport à ce que nous sommes.”

 


Crédit image principale : Elijah Kanyi.