Paroles d'experts : comment enquêter sur la corruption en temps de COVID-19 ?

16 oct 2020 dans Pérennité des médias
Une femme sur sa tablette

Chaque semaine, dans le cadre du Forum de reportage sur la crise sanitaire mondiale, nous proposons des webinaires, pour aider les journalistes à couvrir cette pandémie. Pour plus de ressources sur le COVID-19, cliquez ici

La réponse à la pandémie du COVID-19 a demandé et continue de demander une réponse massive et multiforme, ainsi que de grandes mobilisations de ressources, privées et publiques. Et comme on pouvait le craindre, le virus a emporté dans ses valises, un autre nuisible, peut-être même encore plus prégnant et plus dévastateur pour les nations, les peuples et les économies : le virus de la corruption.

Ce mal ancien, touche tout, les ressources colossales mobilisées (en donations, notamment) pour répondre à la maladie. Des milliards d’euros ou de dollars, investis de partout dans le monde, en matériels sanitaires, en programmes sociaux, ou encore dans la recherche d’un vaccin. Et le virus de la corruption, fait parler de lui, du Cameroun à la RDC ou encore à l’Afrique du Sud.

En effet, l'urgence oblige, on va vite, on brûle les étapes, on accélère les procédures, on passe des marchés au gré-à-gré, difficiles de s’y retrouver, d’un bout à l’autre de la chaîne… Les mécanismes traditionnels, censés empêcher la corruption et les détournements de ressources publiques, ont pour beaucoup été suspendus ou raccourcis. De quoi faciliter les détournements et autres formes de corruption : équipement médicaux portés disparus ou de qualité douteuse, dons alimentaires soupçonnés d’être revendus sur les marchés, masques de protection hors de prix. 

Le mal, comme le COVID-19, prend plusieurs formes, et inflige aux citoyens des blessures nombreuses, perceptibles ou non. 
Face à ce danger, les journalistes se retrouvent avec l'impérieux devoir, et le défi, d'aller au-delà des discours officiels, de creuser, de recompter les billes, et de sous-peser la parole en la comparant aux réalisations concrètes. Pour démasquer, le cas échéant, la fraude et le détournement. C’est une mission parfois difficile et ingrate, souvent dangereuse, qui requiert de s’outiller en conséquence, pour faire briser le voile de l’opacité institutionnelle.

Le Forum de Reportage sur la Crise Sanitaire Mondiale s’est justement penché sur ce sujet crucial, à travers un webinaire organisé le 8 octobre dernier. Avec Maxime Domegni, journaliste d'investigation et responsable Afrique Francophone chez GIJN (Global Investigative Journalism Network), la rencontre modérée par Kossi Elom Balao également journaliste, s’est attachée à apporter quelques réponses, face à ce défi : "Comment enquêter sur la corruption en temps de COVID-19 ?"

 

 

Tout commence (et finit) par le doute

"On peut et on doit investiguer sur tout. Douter de tout, surtout sur des sujets qui touchent à la santé et la vie des citoyens", résume l’intervenant.
Le doute est la clé de voûte du travail d’investigation. La première étape, est ainsi de ne pas systématiquement prendre la parole officielle pour argent comptant. 

En comparant les discours officiels avec la réalité vécue par les populations, les équipes médicales, ou le personnel administratif, etc. le journaliste peut aisément lever un lièvre, relever sur une incohérence. C’est là le point de départ d’une enquête.

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L’information est partout

Dans son travail d’enquête, l’un des grands challenges auxquels sera confronté l’investigateur, c’est la difficulté d’accès aux documents officiels. Cet obstacle, certes non-négligeable, n’est cependant pas insurmontable.

Pour y arriver, l’investigateur doit multiplier les sources, et comparer les différents acteurs. D’autant que, dans le cas du COVID-19, le phénomène de corruption peut aller beaucoup plus loin que les seuls matériels médicaux, notamment la nourriture, les services d’entretien, le transport et la logistique, etc. 

En ce sens, l’intervenant Domegni propose, comme exemple concret, de contacter les institutions donatrices et les bailleurs de fonds, qui assurent la traçabilité des fonds alloués, et de comparer avec les informations publiques. 

De plus, il y a autant de sources potentielles que d’acteurs dans la chaîne. Quelques coups de fil, courriels, ou recherches internet permettent parfois d’accéder à des chiffres et documents difficiles d’accès par voie officielle.

Et en cas de manque de sources endogènes, il est toujours possible de s’informer dans les pays voisins. En général, tous les pays n’ont pas le même niveau d’opacité sur les mêmes informations. Ce qui est "top secret" dans votre pays, peut très bien être en libre accès ailleurs. 

Et les sources également

Pour ce qui est des sources, il ne faut pas être trop obnubilé par le top niveau de la pyramide, souligne Maxime Domegni. Les sources sont nombreuses : un infirmier exténué, un concurrent lésé dans une passation de marché public, le parent d’un patient décédé, une malade qui a séjourné dans une structure de soin, le voisin lors d’un trajet en taxi.

À cet égard, souligne-t-on, la franchise et la transparence des honnêtes gens, peut être un excellent allié. Pour le journaliste d’investigation, "le diable est dans les détails". Et si le diable est dans les détails…l’information aussi.

Valider l’information

Un grand sens de la prudence et de la circonspection doit accompagner chaque information collectée.

En effet, si les sources potentielles sont nombreuses, elles peuvent également être mues par des intérêts divergents. D’où l’importance de prendre toute nouvelle donnée, non prouvée noir sur blanc, avec des pincettes, et la juger par rapport à celui qui la donne.

De plus, une source peut fournir des informations erronées, parcellaires, non-conceptualisées ou obsolètes…et ce, de bonne foi ou non.

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La méthode exige donc de croiser les sources pour vérifier l’information. Confronter les avis contradictoires, si possible, et s’appuyer sur des preuves, aussi officielles possibles (des sources qui font autorité), validées par des acteurs qui ont de l’expertise dans leur domaine.

Rester modeste et factuel. 

"Ce n'est pas parce que vous allez investiguer que vous trouverez forcément des choses répréhensibles."

Dans son travail d’enquête, la modestie doit appeler le journaliste à…garder les pieds sur terre. Il n’y a pas nécessairement de grande cabale à démonter, mais parfois des choses plus basiques, comme par exemple, de manque de coordination entre les différents acteurs d’une chaîne. Parfois, l’autorité publique ne pêche que par manque de communication (parfois).

La modestie, c’est également accepter qu’on ne s’attaquera pas toujours à un "grand dossier". Ainsi, entre deux fuites, le journaliste doit garder "le coup d'œil", et se pencher sur des questions à plus petite échelle, plus locales, elles méritent également de l’attention. Il faut donc s’en tenir aux faits, et uniquement aux faits. 

Enfin, la modestie, c’est de savoir demander l’avis d’un juriste. En effet, de par la nature-même de ces investigations, on peut être amené à se frotter à des intérêts économiques et politiques (parfois considérables). Il est donc utile et salutaire, une fois un papier bouclé, de solliciter l’avis d’un spécialiste du droit, pour "bétonner" son travail, ou, à tout le moins, savoir précisément à quoi on pourrait s’exposer.

L’un dans l’autre, il revient au journaliste de faire preuve de ce doute méthodique et actif et qui fait les grandes investigations. La chose est d’autant plus cruciale, par ces temps difficiles. 

Au bout du compte, révèle le journaliste d’investigation togolais, "les enjeux sont importants, pour une pandémie qui montre les dysfonctionnements et failles des systèmes sanitaires, la presse devrait passer à travers cette crise en remettant en cause et en pointant du doigt les dysfonctionnements".


Ecrivain, poète et essayiste togolais, Ayi Renaud Dossavi est actuellement journaliste économique à l’Agence Ecofin et sur le média Togo First, spécialisés sur les questions d’économie et de gestion publique en Afrique et au Togo. Auteur de cinq ouvrages,  il est lauréat de nombreux prix littéraires et d’écriture dans son pays et à l’international, notamment avec la Banque mondiale et la Banque africaine de développement