Les militants iraniens se servent de TikTok pour outrepasser la censure gouvernementale

par Whitney Shylee May
3 févr 2023 dans Médias sociaux
Iran, manifestation

Les images des manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Zhina Amini, jeune femme de 22 ans, le 16 septembre 2022, en Iran, et les rapports sur la répression brutale du gouvernement ont largement circulé sur les réseaux sociaux. Ces informations se diffusent malgré les efforts du régime iranien pour limiter l'accès à Internet et censurer les informations qui sortent du pays.

L'une des méthodes efficaces utilisées par les manifestant.e.s a été de passer par TikTok, l'application de vidéos courtes connue pour ses vidéos de jeunes qui chantent et dansent. La façon dont les clips sont partagés sur la plateforme et l'utilisation astucieuse des tags par les manifestant.e.s ont aidé ces derniers à contourner le blocus de l'information imposé par les services de sécurité iraniens, très au fait des technologies, et à toucher un large public.

En tant que chercheur qui étudie les jeunes et la culture participative, dont l'art et l'information produits par des non-spécialistes, y compris les fanfictions et le journalisme citoyen, je pense que TikTok s'avère être un outil efficace d'activisme politique face à une répression sévère.

La clef de son efficacité réside dans le fonctionnement de TikTok. Chaque vidéo TikTok publiée par un utilisateur dure généralement 60 secondes ou moins et se met en boucle une fois terminée. D'autres utilisateurs peuvent modifier ou faire un "Collage" avec la vidéo TikTok d'un autre compte pour l'intégrer à la leur. Les créateurs peuvent également monter une vidéo TikTok en écran partagé ou "Duo", avec la vidéo originale d'un côté de l'écran et la leur de l'autre.

Des astuces de montage

Pour utiliser TikTok, les manifestant.e.s iranien.ne.s utilisent généralement des VPN multi-sauts, des outils qui renvoient le trafic Internet à travers plusieurs serveurs, pour contourner les coupures Internet commanditées par le gouvernement juste le temps de poster une vidéo sur TikTok. À partir de là, les utilisateurs de TikTok qui soutiennent le propos "likent" la vidéo des milliers de fois, la “colle” à d'autres vidéos et l’intègrent en format Duo pour qu'elle soit ensuite likée, collée et transformée en Duo à l’infini.

Au cours de ce processus, les informations permettant d'identifier l'auteur de la vidéo originale sont masquées. En quelques minutes, le manifestant devient anonyme alors même que le message se propage. Même si la vidéo est signalée comme enfreignant les directives communautaires de TikTok, celles et ceux qui la partagent likent et incorporent ces Duos trop rapidement pour que TikTok puisse supprimer complètement le contenu original de la plateforme.

 

Dans une vidéo qui a été vue plus de 620 000 fois, l'avocate irano-américaine Elica Le Bon exhorte les internautes à partager tout contenu iranien pour s'assurer que le monde continue de prêter attention à la crise. Dans une autre, l'utilisatrice de TikTok @gal_lynette demande à ses 35 000 followers de faire instantanément des vidéos Duo avec des contenus réalisés par des femmes iraniennes, dans un esprit de journalisme citoyen, afin de "garder leur reportage, leur histoire... vivante".

Se jouer de l’algorithme

Ailleurs, l'utilisateur de TikTok @m0rr1gu explique à ses 44 000 followers comment partager ce contenu sans enfreindre les directives communautaires. Ces conseils incluent l'utilisation de "l’algospeak", ou code, pour contourner les contrôles des directives communautaires. Pour les TikTokers qui font résonner le contenu iranien, cela signifie modifier le mot "Iran" dans les légendes, par exemple.

En jouant avec l'algorithme de TikTok, on s'assure que les personnes les plus susceptibles de partager ce contenu le trouveront. Par exemple, l'Américaine d'origine iranienne Yeganeh Mafaher a tiré profit de la viralité d'un récent scandale en titrant une vidéo "Adam Levine Also DMd Me” (Adam Levine m'a aussi envoyé un message privé), pour ensuite la démarrer avec la phrase : "Ok, maintenant que j'ai votre attention : Internet va être coupé en Ir@n".

En supprimant le mot "Iran" mais en laissant le nom de M. Levine, Mme Yeganeh a trompé l'algorithme afin de ne pas perdre d’utilisateurs qui recherchaient du contenu iranien tout en en attirant d'autres qui suivaient le scandale de la célébrité grâce au "hashbaiting". Jusqu'alors, la vidéo de Mme Yeganeh liée à la révolution la plus visionnée était un historique des lois sur le hijab qui avait recueilli près de 341 000 vues. La vidéo citant M. Levine a dépassé les 1,6 million de vues.

Le compte de Mme Yeganeh avait auparavant été la vitrine de ses expériences en tant que citoyenne irano-américaine et avait attiré des abonnés intéressés par la culture iranienne. Après la mort de Mahsa Amini, elle a déclaré que ses followers avaient fait exploser son compte au point qu'elle a été interviewée au sujet du soulèvement par l'animateur de télévision Chris Cuomo dans NewsNation.

La chanson d’un mouvement

L'un des éléments clefs d'une vidéo TikTok est sa piste audio ou son "son", souvent une chanson qui sert de fil conducteur entre les vidéos collées et Duo. Le son de nombreuses vidéos illustrant les événements en Iran, qui ont été vues plus de 11,7 millions de fois, est la chanson "Baraye" du chanteur-compositeur iranien Shervin Hajipour.

Les paroles de la chanson sont tirées d'une série de tweets en farsi qui détaillent les raisons des Iraniens pour expliquer la révolution. M. Hajipour a été détenu à cause de cette chanson, mais a ensuite été libéré. "Baraye" est depuis devenue une ballade de protestation à travers le monde.

 

 

Inquiets pour la sécurité de M. Hajipour, les TikTokers qui soutiennent le soulèvement se sont unis pour le protéger des représailles en publiant des milliers de vidéos invitant les utilisateurs à nommer "Baraye" pour le tout nouveau prix spécial des Grammy, Best song for social change, ou meilleure chanson pour le changement social. En octobre, la chanson avait reçu 83 % des 115 000 nominations, ce qui a mis les projecteurs sur M. Hajipour et la chanson.

"Baraye" et les hashtags qui y sont associés sont des ressources partagées qui contribuent à faire de TikTok une plateforme de politique participative. Alors que le monde entier observe l'Iran, les TikTokers jouent avec les algorithmes de la plateforme pour amplifier les vidéos des Iranien.ne.s sans que le gouvernement iranien ne puissent les atteindre.

Il existe des campagnes TikTok actives pour tout, des nominations aux Grammy Awards à la rédaction d'e-mails à des représentants locaux et leaders mondiaux. Des vidéos enseignent aux néophytes comment héberger discrètement le trafic Internet iranien et à orienter les utilisateurs vers des manifestations locales. Ils partagent des pétitions pour que les dirigeants du G-7 expulsent les diplomates iraniens et que les Nations unies exigent du gouvernement iranien qu’il prenne la responsabilité de ses crimes contre le droit international. Alors que les exécutions publiques de manifestants ont commencé en Iran, la campagne #StopExecutionsInIran compte plus de 100 millions de vues sur TikTok.

 

 

Ces outils interactifs et l'algorithme de la plateforme pour la promotion du contenu ont transformé TikTok. D'une application de danse pour adolescents, c’est devenu une puissante plateforme mondiale de protestation et d'action politique. Si beaucoup de choses sont incertaines alors que les Iranien.ne.s luttent pour le changement et que, de manière inattendue, leurs soutiens du monde entier inondent cette plateforme pour faire entendre leur voix, une chose semble sûre : la révolution ne sera peut-être pas télévisée, mais elle sera likée, collée et chantée en duo.


Whitney Shylee May, doctorante en American Studies à l’Université du Texas au sein de l’Austin College of Liberal Arts

Photo de Craig Melville sur Unsplash.

Cet article de The Conversation a été republié sur IJNet grâce à une licence Creative Commons license. Retrouvez l’article original ici.