Les journalistes de Gaza persévèrent dans le conflit le plus meurtrier au monde pour les médias

23 oct 2024 dans Reportage de crise
Drapeau palestinien avec des colombes qui s'en échappent

L’e-mail du journaliste chevronné Naaman Ashtawy commence par des mots d’excuses.

“Désolé pour le retard [de ma réponse] dû au fait que nous étions en état d’alerte concernant notre déménagement de l’hôpital Al Aqsa où nous opérons depuis octobre dernier. Nous sommes sur un nouveau chemin difficile vers nulle part,” écrit M. Ashtawy le 28 août. “Nous envisageons toujours toutes les options, tout en essayant de poursuivre nos opérations autant que possible. Aucun endroit à Gaza n’est sûr.”  

L'Associated Press a rapporté qu'Al Aqsa, l'un des derniers hôpitaux de Gaza en activité, se vidait à mesure que les forces israéliennes se rapprochaient. M. Ashtawy et son équipe étaient de nouveau en fuite.

Plus tôt cette année, M. Ashtawy a été blessé par des éclats d'obus au visage, au bras et à la jambe lors d'un bombardement près d'un hôpital où il travaillait. Deux membres de son équipe ont également été blessés. Ils se sont rétablis depuis et sont de retour sur le terrain. Des caméras, des ordinateurs et d'autres équipements ont été perdus lors de l'attaque.

 

 

Naaman
Naaman Ashtawy (APA Images)

 

Ces journalistes, dont beaucoup sont des indépendants, travaillent dans l’un des endroits les plus dangereux au monde pour les médias. Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 116 journalistes et professionnels des médias figurent parmi les plus de 42 000 personnes tuées depuis le début de la guerre, ce qui en fait la période la plus meurtrière pour la presse depuis que le CPJ a commencé à comptabiliser les morts en 1992. La plupart des journalistes tués étaient des Palestiniens.

L'ICFJ s'est joint aux organisations de défense de la liberté de la presse pour demander à Israël de mettre un terme aux meurtres de journalistes, qui sont des civils au regard de la loi, et d'enquêter sur les cas de journalistes tués par ses forces. 

M. Ashtawy, directeur d'APA Images, une agence photo locale, fait partie du réseau mondial de l'ICFJ. Souhaitant créer un système numérique moderne, il a participé en mai 2023 au programme Elevate de l'ICFJ, conçu pour aider les propriétaires de petits et moyens médias à développer leurs compétences entrepreneuriales. Ahmed Faud, directeur des opérations de l'APA, l'a rejoint.

Les équipes de l'APA sont composées de reporters, de rédacteurs, de vidéastes et de photographes. Ils fuient depuis que leur bureau a été détruit par les bombardements. Au début de l'année, M. Faud s'est enfui aux États-Unis avec sa famille et reste en contact étroit avec M. Ashtawy par téléphone et par courrier électronique.

 

 

Offices
Le bâtiment de bureaux de l'APA détruit

 

Israël a interdit aux journalistes étrangers d’entrer à Gaza, à l’exception de déplacements limités organisés par l’armée. Des dizaines de médias et d’organisations de la société civile, dont l’ICFJ, ont exhorté Israël à mettre fin à ces restrictions.

“Cette interdiction signifie que les journalistes palestiniens sont la seule source d’informations sur le terrain à Gaza, et qu’en même temps, ils luttent pour survivre et assurer la sécurité de leurs familles,” déclare la présidente de l’ICFJ, Sharon Moshavi. “La situation est extrêmement pénible, indescriptible.”

Pour les journalistes de Gaza, il n’y a guère de répit en vue. 

“Il est de plus en plus difficile pour les journalistes de Gaza de trouver un endroit sûr,” déclare Mohamed Mandour, expert du CPJ pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. “Beaucoup ont déclaré avoir déménagé d’un endroit à un autre en quête de sécurité, et certains ont été tués lors de leur évacuation.”

Les journalistes doivent constamment lutter pour trouver un accès à Internet afin de partager leurs histoires et leurs images avec le monde entier. Ils ont été attaqués par des drones alors qu'ils essayaient d'obtenir une connexion, déclare M. Mandour. La plupart des bureaux des médias à Gaza ont été détruits.

 

Reportage depuis les premières lignes

Voici des extraits d'une dépêche envoyée par M. Ashtawy en août dernier, décrivant la vie dans la ligne de tir à Gaza. Ses commentaires ont été légèrement modifiés pour plus de clarté. 

“Les journalistes de Gaza jouent un rôle considérable en montrant au monde les horreurs de cette guerre et ils en paient le prix,” écrit M. Ashtawy. “Les vidéos et les photos qui circulent dans le monde entier sont le fruit de la sueur et du sang, de longues nuits et de longues journées de travail, affamés, assoiffés, sans équipement adéquat ni gilet de sécurité. Beaucoup ont perdu leur ordinateur portable et leur appareil photo lorsque les bureaux des médias ont été bombardés. Nous sommes exposés à un danger extrême sans protection, sans armure, sans casque.”

“Les contraintes physiques et psychologiques sont extrêmes, entre les déplacements fréquents et les évacuations forcées, la recherche de sécurité pour nos familles et pour tous ceux qui nous entourent, la recherche des besoins de base tels que la nourriture, l'eau et les médicaments, le maintien de notre couverture et, de manière générale, la survie au quotidien.”

M. Ashtawy décrit les défis : “Pour se déplacer, les membres de notre équipe marchent sur des kilomètres, se déplacent en vélo, en calèche ou en covoiturage, en raison du prix élevé et de la rareté de l’essence. Nous recherchons des alternatives, comme l’utilisation d’huile de cuisson au lieu de carburant dans certains cas. Notre site Web, la passerelle vers le monde extérieur, a été fréquemment attaqué par des pirates informatiques. Nous avons réussi à le sécuriser dans une certaine mesure et nous travaillons sur des alternatives pour servir nos clients et notre public.”

“L'électricité, Internet et les services mobiles sont des obstacles majeurs. Nous vérifions si l'électricité est disponible, alimentée par des panneaux solaires ou des batteries de stockage. Parfois, nous avons de la chance, parfois non. Pour les services mobiles et Internet, nous dépendons principalement des fournisseurs d'accès Internet locaux, lorsqu'ils sont disponibles, ou des cartes SIM électroniques internationales, qui ne sont pas disponibles tout le temps.”

“Souvent, la couverture médiatique est choquante lorsqu’une personne que nous connaissons, un membre de notre famille, un ami ou un collègue, est blessée ou tuée. Les journalistes sont pris pour cible, ainsi que leurs familles, ce qui est une préoccupation majeure pour nous. C’est une mission difficile, mais nous restons déterminés à accomplir notre devoir professionnel,” écrit M. Ashtawy alors qu’il entamait une nouvelle évacuation.

La lutte pour la survie

Les journalistes se regroupent sous des tentes, souvent dans ou à proximité d'un hôpital, pour un minimum de sécurité. Ils partagent leurs rares ressources et informations.

“Pour eux, les tentes sont leur foyer pour le moment,” explique Ahmed Faud d’APA. Quand vient le moment pour eux d’aller sur le terrain, ils se souhaitent mutuellement bonne chance, car qui sait ce qui pourrait arriver à l’un d’entre eux. Ces tentes sont le dernier abri pour certains qui partent couvrir l’actualité et ne reviennent jamais ou finissent gravement blessés.

“Le pire, c'est que vous retrouvez votre collègue, avec qui vous étiez quelques minutes avant d'aller sur le terrain, rentrant à l'hôpital dans une ambulance comme un cadavre, à cause d'une attaque israélienne.  Malheureusement, de tels chocs et traumatismes font désormais partie de la vie quotidienne des journalistes de Gaza,” déclare M. Faud.

 


Cet article a été initialement publié par l'organisation mère d'IJNet, l'ICFJ.

Photo de Ash Hayes sur Unsplash.