Les cyberviolences réduisent les femmes journalistes au silence. Voici comment elles se défendent.

8 juin 2023 dans Liberté de la presse
Scène avec Cadwallr, Ressa, Ayuub, Posetti et Spring. Spring et Ressa apparaissent sur écran derrière la scène

 

Les violences en ligne contre les femmes journalistes sont aujourd’hui de plus en plus organisées, ciblées et personnelles. Ces attaques, basées sur la désinformation, mettent en péril la sécurité physique et psychologique des femmes

Des mesures concrètes doivent être prises pour lutter contre les attaques en ligne contre les femmes journalistes et leurs conséquences potentiellement dévastatrices, insistent Julie Posetti, vice-présidente adjointe de la recherche mondiale à l'ICFJ, et Nabeelah Shabbir, associée principale de recherche à l'ICFJ, lors d'une série de tables rondes au Festival international du journalisme à Pérouse, en Italie, en avril.

"La chose la plus importante est de faire comprendre que [les violences en ligne] ne sont pas un moindre mal - elles doivent vraiment être reconnues et mises en avant",  déclare Mme Posetti lors du festival. “Les cyberviolences visent en partie à supprimer, à décourager, à réduire au silence et à entraver les droits des femmes qui ont progressé au fil des décennies.”

La lutte contre ces violences commence par l'identification des schémas d'abus et nécessite le développement d'outils, de techniques et de politiques plus efficaces. Les organisations médiatiques, les plateformes de réseaux sociaux et les gouvernements doivent tous apporter un soutien accru.

"Il faut déplacer la responsabilité de l’évaluation des violences basées sur le genre d'une journaliste individuelle attaquée à l'organe de presse qui l'embauche, aux acteurs politiques qui sont souvent à l'origine des attaques et qui les alimentent, et aux plateformes numériques qui sont les vecteurs de ces abus", déclare Mme Shabbir lors d'une table ronde organisée par la Coalition contre les violences en ligne, qui a discuté du soutien à la santé mentale des journalistes attaquées.

Julie Posetti et Nabeelah Shabbir sont en train de créer deux nouvelles ressources pour les femmes journalistes afin de les aider à mieux identifier les attaques dont elles font l'objet et à utiliser ces informations pour plaider en faveur du changement.

Voici comment elles s'y prennent et pourquoi c'est important.

La portée des violences

Selon The Chilling, une étude mondiale sur les cyberviolences ciblant les femmes journalistes réalisée par l'ICFJ et l'UNESCO, près de trois femmes journalistes sur quatre (73%) ont été confrontées à des violences en ligne dans le cadre de leur travail, selon. Parmi elles, 25 % ont reçu des menaces de violence physique et 18 % des menaces de violence sexuelle. Une femme interrogée sur cinq a déclaré que les actes d'abus ou de violence commis hors ligne avaient été initialement déclenchés en ligne. 

Les agresseurs en ligne profèrent des menaces de mort, surveillent et interceptent les données personnelles des journalistes, par exemple en piratant et en diffusant des photos personnelles. Ils menacent de s'en prendre aux membres de leur famille et à leurs amis proches. Les violences basées sur le genre en ligne adoptent souvent un angle intersectionnel dans leurs abus, s'attaquant non seulement au genre de la journaliste, mais aussi à sa religion, à sa race, à son identité sexuelle et à son âge.

"C'est comme un lynchage virtuel qui vous cible", déclare Raya Ayyub, collaboratrice du Washington Post, lors de l'une des tables rondes organisées par Mme Posetti. "Ce n'est plus [seulement le risque de] travailler sur internet", ajoute-t-elle, soulignant qu'elle est attaquée en ligne en moyenne toutes les 14 secondes.

Des conséquences physiques

Les violences en ligne conduisent à des agressions physiques, créant un environnement de peur où les abus débordent au-delà d'internet. Les auteurs de violences en ligne sont rarement tenus pour responsables de leurs actes. Ils le savent et s'en servent pour intimider davantage les journalistes, déclare la journaliste nord-irlandaise Patricia Devlin : "Cette impunité perdure. Elle se traduit par de multiples menaces à l'encontre des journalistes".

Dans le cas de Patricia Devlin, les menaces en ligne l'ont obligée à changer à plusieurs reprises de protocole de sécurité, sous la protection de la police. Cependant, même après une menace crédible de viol et d'agression contre son fils nouveau-né sur Facebook Messenger, la police n'a pas réagi pour arrêter l'auteur.

"Si la police n'est pas en mesure d'inculper un homme qui a menacé de viol le bébé d'une journaliste, avec des preuves à l'appui, comment pourrons-nous faire quoi que ce soit d'autre ?”

De plus en plus, les trolls en ligne et les propagateurs de désinformation apprennent les uns des autres. Le terme "presstitute", apparu pour la première fois en Inde, a par la suite été utilisé par les partisans d'Elon Musk pour attaquer Marianna Spring, une journaliste de la BBC spécialisée dans la désinformation au Royaume-Uni, qui couvrait la prolifération des discours haineux, de la désinformation, du racisme et des attaques misogynes sur Twitter à la suite de la prise de contrôle de la plateforme par Elon Musk.

Les abus en ligne à l'encontre de Mme Spring ont explosé surtout après qu’Elon Musk a fait une capture d'écran d'un de ses tweets concernant le rapport sur son propre compte, et qu'il a tweeté qu'il "riait à gorge déployée" des conclusions du rapport. "En l'espace de quelques minutes, le tweet d’Elon Musk a révélé ce que l'enquête avait montré", déclare Mme Spring.

L’exploitation de la loi

Les attaques en ligne sont également de plus en plus coordonnées, souvent soutenues ou dirigées par des acteurs puissants au sein des gouvernements nationaux, et conçues pour préparer le lit d'une future action en justice contre les journalistes. 

"Ce qui commence par un mensonge, le pouvoir l'utilise pour renverser la réalité", déclare Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix en 2021, par le biais d'un lien vidéo, en évoquant sa propre expérience en tant que cible d'accusations criminelles de diffamation et d'accusations fiscales montées de toutes pièces, ainsi que de multiples actions juridiques visant à faire fermer Rappler, son média indépendant aux Philippines.

Les mensonges propagés sur Internet alimentent l'idée que les journalistes sont des criminels. Ces mensonges sont ensuite repris par des hauts fonctionnaires, explique Mme Ressa. Ils préparent le terrain pour l'emprisonnement des journalistes et la fermeture des rédactions.

Les campagnes de désinformation peuvent également exploiter des sujets qui divisent les démocraties occidentales et qui sont profondément marqués par la "guerre culturelle", tels que le vote du Brexit au Royaume-Uni. "En abordant le sujet du Brexit, qui faisait polémique, j'ai été perçue comme une personne controversée", déclare la journaliste britannique Carole Cadwalladr, collaboratrice de The Observer. "Ce sujet controversé a créé un climat propice à des actions en justice contre moi."

Mme Cadwalladr a été victime d'attaques utilisant des stéréotypes sexistes courants, l'accusant de manque d'intelligence ou de folie, dans le but de discréditer son travail. Il a ensuite été révélé que l'un des principaux instigateurs des attaques de désinformation dont elle a été l'objet était en réalité Arron Banks, un bailleur de fonds pro-Brexit et cofondateur de Leave.EU, qui l'a poursuivie en justice pour diffamation suite à ses enquêtes.

Les outils

Mmes Posetti et Shabbir dirigent le développement d'un système d'alerte précoce sur la violence en ligne en partenariat avec des informaticiens de l'université de Sheffield. Ce système permet aux organisations de presse et de la société civile de surveiller en temps réel les attaques contre les journalistes et d'y réagir rapidement.

Grâce à cet outil, les organisations seront mieux équipées pour identifier et analyser les hashtags, comptes et mots-clés les plus utilisés par les auteurs de violences en ligne. Les données recueillies permettront également de mettre en évidence l'ampleur et la gravité des attaques, afin que les autorités et les institutions, telles que les forces de l'ordre, les autorités judiciaires, les États, les responsables des rédactions et les organisations intergouvernementales, puissent les prendre au sérieux.

"Une partie essentielle de ce qu'il faut faire, c'est de comprendre que ces attaques ont une dimension genrée et de reconnaître que les blessures sur le lieu de travail sont également des blessures psychologiques, et qu'il s'agit d'un problème sérieux", déclare Mme Shabbir. 

En collaboration avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Mme Posetti, Diana Maynard de l'université de Sheffield et Mme Shabbir travaillent également à l'élaboration de lignes directrices pour la surveillance de la violence en ligne destinées aux organisations médiatiques. L'objectif est d'instaurer "une culture de rédaction plus sensible aux questions liées au genre" qui met l'accent sur la santé mentale des femmes journalistes face aux attaques en ligne basées sur le genre, explique Mme Shabbir.

Les femmes journalistes qui ont témoigné de leur expérience en tant que cibles de cyberviolences ont toutes souligné l'importance de reconnaître les dommages physiques causés par ces attaques. Elles avertissent également que les attaques ne s'arrêteront pas aux femmes journalistes, qui ne sont que les premières cibles. "Nous sommes la première vague", déclare Mme Cadwalladr. "Nous sommes les canaris dans la mine de charbon."

 


Photo par Devin Windelspecht.