Le racisme, chantier urgent des médias européens

par Christina Lee
24 juin 2020 dans Diversité et inclusion
Une manifestation Black Lives Matter, Londres

Alors que le meurtre de George Floyd et le mouvement de protestation qui a suivi ont forcé les médias américains à prendre conscience du racisme institutionnel en leur sein, en Europe, le changement se fait attendre.

Mi-juin, la chaîne allemande ARD a organisé une table ronde sur le racisme et les violences policières dont tous les intervenants étaient blancs. L'un d'entre eux était un éditorialiste connu pour ses commentaires tels que : "Peur du corona : suis-je raciste si je ne veux pas m'asseoir à côté de Chinois dans le métro ?" Au Danemark, une nouvelle politique publique visant à éradiquer les "ghettos" concentrant des populations issues de l'immigration fait plus parler d'elle à l'étranger que dans le reste de l'Europe.

Les médias sont supposés examiner la société (et eux-mêmes) sans ménagement, notamment lorsqu'il s'agit d'inégalité et de discrimination. Pourquoi les médias européens sont-ils encore à la traîne ?

L'heure des comptes

Tout comme la culture misogyne des rédactions révélée avec le mouvement #MeToo, le racisme envers les personnes racisées a écarté de nombreux journalistes du métier. Une étude anglaise publiée en 2016 a montré que 94 % des employés du secteur de l'information du pays étaient Blancs. En Allemagne, alors que 25 % de la population possède au moins un parent issu de l'immigration, ce n'est le cas que pour 6 % des rédacteurs en chef, selon une étude publiée en 2020 par Neue Deutsche Mediamacher.

"Pendant trop longtemps, j'ai été témoin de trop de conversations avec des personnes qui me disaient avoir eu leur carrière brisée ou freinée par le racisme des rédactions et des médias dans ce pays", raconte la journaliste britannique Marverine Cole, réalisatrice du documentaire audio primé de la BBC Black Girls Don’t Cry ("Les filles noires ne pleurent pas") et directrice du journalisme à la Birmingham City University. "Ces histoires, présentes tant dans l'audiovisuel que les médias papier, font froid dans le dos."

Par exemple, en Belgique, une vidéo de la journaliste Cécile Djunga parlant du racisme qu'elle a subi en tant qu'une des seules voix noires des médias du pays est devenue virale. L'année dernière en Allemagne, les salariés de la chaîne publique Deutsche Welle ont pris la parole pour dénoncer une culture du racisme et du harcèlement au sein de la rédaction. DW a nié ces accusations, confirmant ainsi le manque de reconnaissance et de prise de responsabilité des médias sur ces questions, très répandus selon Mme Cole.

"Une grande partie de ces organisations couvrent les bourreaux", explique Mme Cole. "Je sais que dans certains cas, les agresseurs ont été mutés dans une autre région et ont pu continuer à travailler, sans sanction aucune."

Dans un secteur où les emplois fixes se font rares et où de nombreuses personnes travaillent en freelance, s'exprimer sur les discriminations signifie prendre le risque d'être mis à l'écart de commandes de piges ou lors de recrutements.

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Les choix des mots

L'absence de conséquences suite à des comportements racistes et l'absence de personnes racisées dans les positions de pouvoir créent une presse qui colporte régulièrement des stéréotypes racistes et déshumanisants et omet de replacer les sujets dans leur contexte historique.

"Les médias ne critiquent pas le racisme institutionnel", dit Miriam Aced, directrice adjointe du Center for Intersectional Justice à Berlin. "Ils ne voient le racisme que comme quelque chose qu'une personne A inflige volontairement à une personne B avec l'intention de faire du mal. Le fait que le racisme soit structurel, historique et institutionnel n'est pas acquis."

Pourtant, le délit de faciès et les crimes haineux contre des personnes perçues comme étrangères sont encore des problématiques majeures dans de nombreux pays d'Europe. En France par exemple, un nouveau rapport publié par Human Rights Watch détaille les abus que subissent régulièrement les jeunes Noirs et Arabes aux mains de la police. Par ailleurs, la pandémie de COVID-19 a mis en lumière des pratiques répandues de profilage racial et de harcèlement ciblé dans 12 pays européens au moins, selon un autre rapport publié par Amnesty International.

"Le récit qu'on nous propose est que le racisme serait un événement passé et figé comme le colonialisme, l'Holocauste ou la traite des esclaves. Or, il a une continuité", souligne Mme Aced.

Les médias omettent non seulement le contexte historique, mais le vocabulaire utilisé influence énormément la perception du public de l'actualité, notamment lors d'événements comme la crise migratoire qui revient régulièrement à la Une depuis 2015. "Une grande partie des médias, en 2015 en particulier mais c'est valable encore aujourd'hui, ont, peut-être inconsciemment, nourri, dans leur couverture de la crise, leur choix de photos et de mots, un discours de l'invasion et de la peur", affirme Judith Sunderland, directrice adjointe de Human Rights Watch pour l'Europe et l'Asie Centrale et basée à Milan.

Elle ajoute que la mauvaise utilisation de termes comme "illegal immigrants" (immigrants illégaux) pour décrire les demandeurs d'asile, ainsi que la tendance à présenter les migrants comme des personnes aux valeurs culturelles incompatibles, créent une perception de la migration comme une urgence menaçante, plutôt qu'un phénomène quotidien que l'Europe vit depuis des centaines d'années.

 

 

Les militants ont longtemps hésité à pointer du doigt le racisme dans le traitement de la migration par les médias. Ils avaient peur de perdre l'attention des personnes politiquement modérées, voire de favoriser leur virage à droite sur la question.

"Le débat est aujourd'hui grand ouvert", se réjouit Mme Sunderland. Les manifestations contre les violences policières aux Etats-Unis ont permis de démarrer une discussion autour du racisme dans les rédactions du monde entier. Elle a récemment publié un article comparant les morts en mer Méditerranée aux morts victimes de violences policières aux Etats-Unis.

Créer de nouvelles plateformes

Le monde du journalisme en Europe a beaucoup à faire pour rendre ses rédactions et ses reportages plus inclusifs mais tous les journalistes ne sont pas prêts à attendre que les médias existants résolvent leurs problèmes.

"Il est beau de voir que certaines des personnes qui ont travaillé dans ces médias, qui en ont été exclues ou qui n'y ont pas vécu une bonne expérience, créent leurs propres plateformes digitales, d'excellents lieux d'expression comme Gal Dem, Black Ballad et Melanmag", salue Mme Cole. "Ce sont de jeunes voix, dynamiques, passionnantes et prometteuses qui se sont dit, 'Tu sais quoi ? On va monter notre propre truc."

"On ne peut plus attendre que ces institutions parlent pour nous. On doit raconter nous-mêmes nos histoires", ajoute Mme Aced.

Mais ces projets nécessitent des investissements et des moyens financiers pour exister. Ces financements sont souvent donnés à des rédactions plus grandes. Une grande partie des bourses ou subventions disponibles pour des projets d'envergure sont souvent octroyés à des éditeurs établis, même si un changement se profile. Ainsi, au premier regard, les lauréats du Digital News Innovation Fund de Google sont tous des titres reconnus comme Der Spiegel, de Volkskrant et Il Sole 24 Ore mais des fonds étaient également réservés pour des "prototypes" expérimentant de nouveaux modèles. Toutefois, pour savoir comment postuler et obtenir ce type de subventions, une expérience et un réseau au sein d'une grande rédaction sont de grands atouts.

En effet, qu'il s'agisse d'une bourse pour de nouveaux projets journalistiques, d'un financement pour une enquête ou d'être publié dans un journal prestigieux, les personnes décisionnaires sont principalement blanches. Elles recherchent des journalistes qui ont déjà fait leurs preuves dans d'autres publications équivalentes, elles-aussi composées d'une majorité de journalistes blancs. Il est très difficile de se créer un nom lorsque l'on démarre, et encore plus lorsque l'on fait partie de populations victimes de discrimination.

Pour créer plus d'équité, l'élite des médias européens doit prendre du recul et examiner comment le racisme institutionnel, dans la société et dans leurs rédactions, influence le choix des sujets, comment ils sont traités et qui on choisit pour les raconter.


Christina Lee est journaliste et responsable éditoriale freelance en charge du réseau d'ambassadeurs de Hostwriter.

Image principale sous licence CC par Unsplash via Ehimetalor Akhere Unuabona.