Ruona Meyer a grandi au Nigeria et a toujours baigné dans le monde du journalisme. Son père, Godwin Agbroko, a été journaliste politique au Nigeria dès les années 80. Il a été assassiné en 2006 par des agresseurs non identifiés. Il a été emprisonné plusieurs fois pour sa liberté d’expression et a reçu le prix Pen/Barbara Goldman Freedom to Write en 1997.
"Je me souviens avoir dit à mon père que je voulais devenir journaliste comme lui. Il m'a répondu, 'Quoi, tu as envie de passer ta vie en prison ? Tu veux être pauvre ?' Il a essayé de me protéger", explique-t-elle.
A la demande de ses parents, elle a étudié la microbiologie. Quand elle a abandonné ce cursus pour devenir journaliste, ils l'ont obligée à revenir à l'université pour obtenir son diplôme. Mais elle n'est jamais devenue médecin comme ils l'auraient voulu.
A la fin de ses études de microbiologie, elle raconte que son père s'est excusé auprès d'elle.
"Il me disait, 'Je ne supporte pas de te voir ainsi, je suis désolé. J'aurais dû te soutenir dès le début'. Il devenait évident que j'arriverais dans la profession avec du retard", se souvient-elle.
A 27 ans, elle retourne sur les bancs de l'école pour étudier le journalisme et les médias à l'Université de Wits en Afrique du Sud, et enchaîne avec un master en journalisme audiovisuel de l'Université de Westminster au Royaume-Uni.
Aujourd'hui, Ruona Meyer est doctorante dans la faculté d'informatique, d'ingénierie et de technologie de l'Université de Montfort au Royaume-Uni. Sa thèse porte sur la construction d'un contre-pouvoir au sein de réseaux internationaux de journalisme d'investigation.
Elle a décidé de tirer le meilleur parti de la situation en se servant de son bagage scientifique pour lancer sa carrière journalistique. Mme Meyer a travaillé avec la BBC, le Financial Times of London, Reuters, BattaboxTV, le Premium Times et plus encore.
Elle a également été nommée Journaliste d'investigation de l'année en 2013 au Nigeria suite à son enquête sur les millions gaspillés par le Nigeria dans des générateurs. En avril 2018, son documentaire d'une heure Sweet Sweet Codeine, sur les abus de sirop contre la toux a reçu la toute première nomination aux Emmys pour le BBC World Service, et pour le Nigeria.
Nous avons discuté avec Ruona Meyer pour savoir comment elle a intégré ses connaissances scientifiques à son travail de reportage et comment elle se tient à jour des nouvelles avancées technologiques en tant que journaliste. Elle nous a également donné ses conseils pour les jeunes journalistes.
IJNet : Vous avez un parcours atypique. Comment votre formation scientifique vous aide-t-elle dans votre travail d'enquête ?
Meyer : Je vois tout d'une manière scientifique et je répertorie, je prends des notes. J’écris mes observations comme si j'étais dans un laboratoire. Je dois ça à ma formation. Par ailleurs, les sujets liés à la science sont plus faciles à comprendre pour moi grâce à mon diplôme en microbiologie. Je peux expliquer les aspects scientifiques d'un sujet rapidement, ou savoir en un instant quand une source essaie de m'embrouiller avec des données scientifiques, et l'en empêcher.
En 2018, j'ai pitché une enquête sur l'abus de sirop contre la toux. Je travaillais pour la BBC au Nigeria à l'époque. Je suis très curieuse. Je me suis servie de cette curiosité et je me suis dit, "Mon frère a une addiction au sirop pour la toux. Où l'achète-t-il ?" C'est là que mon œil scientifique entre en jeu parce que j'ai pu identifier le problème, savoir quelles questions poser et représenter les réponses visuellement pour qu'elles soient plus faciles à comprendre pour le grand public.
Quelle a été la plus grande difficulté de votre carrière ?
Mon plus grand défi est de rester à la page. Pendant longtemps, on faisait du journalisme d'une seule et même manière. Tout d'un coup, à la fin des années 2000, tout a changé. D'ailleurs, tout continue de changer, constamment. Aujourd'hui, il faut gérer les fake news, la mésinformation, la désinformation et il faut se faire sa propre éducation. On ne peut éduquer le public si on n'a pas fait ce travail pour soi-même.
Pourtant, je préfère qu'il en soit ainsi. Pendant longtemps, le journalisme était plat. Aujourd'hui, il prend plein de différentes formes. C'est stimulant. Si le COVID-19 a changé quelque chose, il nous a peut-être forcé à nous unir, et c'est un défi que j'accueille à bras ouverts car cela veut dire que les gens devront coopérer et se recentrer.
Quel rôle le milieu universitaire a-t-il joué dans votre carrière journalistique ?
Les gens ne devraient pas être aussi fermés quand il s'agit de journalisme. Certains de mes collègues me font des commentaires. Ils pensent que je délaisse mon rôle de reporter parce que je suis en train de préparer ma thèse. Mais ils ont tort. Je suis en train de travailler sur un documentaire en ce moment. Je suis chercheuse, mais j'écris en parallèle, et j'ai récemment publié un papier sur les centres de test mobiles.
Je travaille aussi sur un podcast, que je vais lancer autour du mois d'août. Je veux que les gens sachent que le journalisme nous donne l'autorisation d'explorer différentes facettes de nos expériences. Je pense incarner cela. On ne devrait pas avoir peur de ce nouveau journalisme hybride où l'on peut être universitaire et reporter en même temps.
Vous êtes-vous servie d'IJNet ?
Je ne me souviens pas de la première fois où je me suis servie d'IJNet. Cela a toujours été une ressource régulière pour moi. Je sais par contre qu'IJNet m'a aidée dans mon travail de soutien aux autres.
La bourse Reuters que j'ai reçue en 2009 afin de poursuivre ma première véritable formation de journalisme m'a été envoyée par un responsable éditorial qui avait reçu l'annonce par mail. J'ai dû payer pour utiliser Internet dans un cybercafé, pour remplir le formulaire de candidature et j'ai failli passer à côté de cette bourse qui a changé ma vie, parce qu'il m'a fallu attendre plusieurs jours pour avoir assez d'argent pour me reconnecter à Internet et lire mes mails. Je me suis jurée de faire tout ce que je pouvais pour que cela n'arrive à personne d'autre. Avec IJNet, diffuser des annonces à des réseaux où l'accès à Internet est réduit est devenu de plus en plus facile au fil des années. J'ai appris que pour deux ou trois d'entre eux auxquels j'ai partagé le site, IJNet a permis aux membres d'obtenir des emplois et des bourses et c'est ainsi que ces réseaux ont grandi.
J'ai évolué grâce aux formations. IJNet m'a aidée pour trouver du travail. Je vais sur le site pour comprendre les attentes du milieu : les compétences dont j'ai besoin, ce que les différentes branches du secteur attendent des journalistes.
Quels sont vos conseils pour des journalistes qui débutent ?
Savoir, c'est pouvoir, mais les connaissances n'ont pas besoin d'être acquises dans une salle de classe. Dans un monde idéal, oui, s'asseoir en cours pour être formé est la voie à prendre. Mais si vous commencez plus tard, ne vous laissez pas freiner par les coûts et la rigidité.
Il n'est jamais trop tard pour se former. Quand je suis retournée à l'université pour apprendre le journalisme, ce n'est pas que j'étais mauvaise. Je me débrouillais en tant que journaliste. Mais je voulais recevoir un enseignement formel pour m'imprégner de ce métier que j'aime tant. Je voulais m'améliorer.
Tout savoir que vous accumulez au fil des années est une force. Qu'il vous vienne d'un diplôme que vos parents vous ont obligé à terminer ou que vous avez obtenu parce que c'était ce que tout le monde faisait. Ou encore qu'il s'agisse de connaissances que vous avez acquises en discutant avec les personnes que vous voyez tous les jours ou lorsque vous travailliez en tant qu'étudiant. Aucun savoir ne se perd en journalisme.
Images de Ruona Meyer.