L’héritage des femmes journalistes noires aux États-Unis

par Lisa Vernon Sparks
25 mars 2022 dans Diversité et inclusion
Des femmes noires dans un bureau

En regardant par la fenêtre de mon bureau du quatrième étage, je peux voir le bâtiment du Richmond Free Press, un lieu où l'histoire s'est écrite et continue de s'épanouir.

Lors d'une cérémonie [en février], le pro chapter de la Virginie de la Society of Professional Journalists a décerné le prix George Mason aux fondateurs de cette publication détenue par des personnes noires. En lisant l'hommage qui leur a été rendu, notamment à Raymond H. Boone Sr., décédé, et à sa femme Jean Patterson Boone, l'actuelle éditrice, j'ai ressenti comme un écho.

Cela m'a rappelé tous les journalistes noirs qui ont ouvert la voie et brisé les barrières pour les générations de journalistes de couleur qui ont suivi. Nous sommes un groupe qui aspire à couvrir l'actualité ou qui la couvre désormais. Nous apportons un point de vue unique à la couverture en ajoutant nos expériences vécues, tout en témoignant et en racontant ces histoires dans des communautés diverses qui, autrement, ne les auraient pas entendues. Cela ressemble finalement à l'histoire de la presse noire.

La presse noire en Amérique est constituée d'une longue série de publications détenues par des personnes noires, dont quelques-unes existent encore sous forme numérique, et dont les dates de publication originales remontent à près de deux siècles, des décennies avant l'abolition de l'esclavage. Connaître cette histoire me remplit de fierté et de gratitude. Cela me rappelle aussi certaines des premières femmes journalistes noires qui ont écrit pour ces publications appartenant à des Noirs. Elles n'avaient pas d'autre endroit où écrire. Parmi les nombreux facteurs et expériences qui ont façonné mon parcours de journaliste, leurs récits personnels, leur force morale et leur persévérance sont des plus inspirants pour moi.

Ida B. Wells

Parmi celles auxquelles j’associe ces qualités, figure la vénérable Ida B. Wells. Nés dans l'esclavage en 1862 dans le Mississippi, les parents d'Ida B. Wells se sont d’abord engagés politiquement pendant la Reconstruction* et ont contribué à la création du Rust College, une université d'arts libéraux historiquement destinée aux personnes noires. Mme Wells a fréquenté l'université pendant une courte période, selon un article publié sur le site du National Park Service. Après avoir perdu ses parents à cause d'épidémies de fièvre jaune, Mme Wells et ses sœurs déménagent à Memphis. Plus tard, elle fréquente l'université Fisk à Nashville.

En 1884, un voyage en train vers Nashville est un moment décisif pour elle. L'équipage du train veut qu'elle quitte le siège de première classe qu'elle avait acheté pour s'installer dans le wagon où les Noirs s'asseyaient généralement. Elle refuse. Après une bagarre avec l'équipage, Mme Wells est expulsée du train. Elle intente un procès à la compagnie ferroviaire et obtient un règlement à l'amiable devant une cour de circuit, mais la décision est annulée au Tennessee par la Cour suprême de l'État.

Elle commence à écrire sur la race et la politique dans le Sud. Son travail est repris par de nombreux journaux et périodiques noirs. Elle rejoint le Memphis Free Speech (rebaptisé plus tard The Free Speech and Headlight), dont elle devient à terme copropriétaire et éditrice.

Plus tard, Mme Wells réoriente ses écrits vers la lutte contre le lynchage et, en 1898, elle présente sa campagne et ses appels à la réforme au président William McKinley. Mme Wells a également été une combattante infatigable pour le droit de vote des femmes et a lancé la National Association of Colored Women, dont les objectifs étaient axés sur la déségrégation et l'égalité des droits pour les américains noirs. En 2020, Mme Wells a reçu à titre posthume un prix Pulitzer spécial pour son travail de "reportage exceptionnel et courageux sur les violences horribles et vicieuses contre les Afro-Américains à l'époque des lynchages."

Ethel L. Payne

Une autre journaliste notable est Ethel L. Payne, qui a écrit pour le Chicago Defender, aussi détenu par des personnes noires. Le journal a été publié pour la première fois en 1905 et a eu une édition papier jusqu'en 2019. Il existe toujours sous forme d'hebdomadaire en ligne. Mme Payne est connue comme la "première dame de la presse noire" et a été la première femme journaliste noire à rejoindre le corps des correspondants à la Maison Blanche.

Selon le site du National Women's History Museum, Mme Payne est entrée dans le journalisme après avoir travaillé au Japon au club des services spéciaux de l'armée. Pendant la guerre de Corée, bien que l'armée ne soit plus ségréguée, les militaires noirs continuent d'être mal traités. Dans son journal, elle décrit leurs conditions de vie, les insultes qu'ils subissent à propos de leur race et leurs enfants métis abandonnés. Son travail a attiré l'attention des rédacteurs en chef du Defender, qui ont publié certains de ses articles et lui ont finalement offert un poste à plein temps.

Dorothy Butler Gilliam

Une pionnière plus récente est Dorothy Butler Gilliam, dont les mémoires, Trailblazer: A Pioneering Journalist’s Fight to Make the Media Look More Like America, relatent ses expériences, bonnes et mauvaises, en tant que première femme noire reporter au Washington Post. En racontant son parcours, l'intrépide journaliste dresse un panorama de la presse noire américaine, citant plusieurs publications et journalistes, hommes et femmes, avec lesquels elle a noué des alliances qui l'ont aidée à se développer.

Mme Gilliam est entrée dans le journalisme au début du mouvement des droits civiques, en travaillant dans des publications détenues par des personnes noires, notamment le Louisville Defender et le Tri-State Defender, basé dans sa ville natale de Memphis. Mme Gilliam a obtenu un master en journalisme à l'université de Columbia avant d'être embauchée par le Post. Elle a couvert les droits civiques, entre autres, tout en étant parfois confrontée à un racisme intense. Ses premières chroniques, comme l'indique le résumé du livre, "retracent l'époque où les médias grand public ont commencé à couvrir la culture noire". Au cours de ses six décennies de carrière, Mme Gilliam a soutenu les jeunes journalistes et s'est efforcée de contribuer à la diversité au sein des rédactions.

Le nombre d'articles sur les pionnières de la presse noire qui ont fait des reportages pour la presse noire depuis la Reconstruction pourrait facilement remplir des centaines de pages. Bonnie Newman Davis, résidente de Richmond et ancienne journaliste du Times-Dispatch, s'est attelée à recenser au moins les journalistes qui ont laissé une trace au cours des cinq dernières décennies.

Dans son livre à paraître intitulé The Evolution of African-American Women Journalists since 1970, Mme Davis a constitué une anthologie de femmes journalistes noires qui ont intégré le métier depuis la publication du rapport de la commission Kerner en 1968. Ce rapport, émanant de la Commission consultative nationale sur les troubles civiques, concluait que "notre nation évolue vers deux sociétés, l'une noire, l'autre blanche ; séparée et inégale" et appelait à une aide accrue aux communautés noires afin d'empêcher la poursuite des violences et de la polarisation raciales.

Mêlant sa propre histoire et son inspiration, Mme Davis a déclaré dans un e-mail qu’en "tant que femmes journalistes noires, nos histoires, nos luttes et nos triomphes sont négligés, ignorés ou non racontés... Nos lieux de travail ne sont pas toujours accueillants, et nos lecteurs/auditeurs peuvent être brutaux. En même temps, il y a une grande joie à faire ce que nous faisons : donner une voix aux sans-voix, puiser auprès des gens et des communautés qui ne sont pas toujours couverts."

Il est nécessaire de raconter nos propres histoires et de célébrer nos pionniers et pionnières, les Boone et toutes celles et ceux qui sont venus avant, nos contemporains et ceux qui sont là maintenant. Les femmes journalistes noires ont créé un héritage durable pour que nos voix restent vivantes et que le cycle de l'excellence se poursuive pour la prochaine génération.

*La Reconstruction est la période de l'histoire des États-Unis ayant succédé à la guerre de Sécession (1861-1865). Source : Wikipédia.


Cet article a d’abord été publié par le Richmond Times-Dispatch. Il a été republié sur IJNet avec son accord.

Photo de Christina @ wocintechchat.com sur Unsplash.