L'érosion de la liberté des médias en Tunisie à l'approche de l'élection présidentielle

30 mai 2024 dans Liberté de la presse
Drapeaux tunisiens

Cet automne, la Tunisie se rendra aux urnes pour sa première élection présidentielle depuis que le président Kais Saied a mené un “auto-coup d'État” en 2021, dissolvant le Parlement du pays et amendant la constitution. 

Les organisations de défense des droits humains et les groupes de réflexion politiques ont exprimé des doutes quant à la liberté et à l’équité des prochaines élections, alors que l’administration Saied a réprimé les médias indépendants et interdit aux observateurs internationaux d’exercer une surveillance. 

Des candidats éminents de l'opposition ont été condamnés à la prison, tout comme des journalistes, ce qui a incité l'UE à exprimer ses inquiétudes  quant à leur capacité à couvrir librement les élections. Ce mois-ci, le gouvernement a arrêté cinq journalistes. Deux ont depuis été libérés, tandis que trois étaient toujours en prison au 15 mai pour diffusion de fausses informations basées sur des publications sur les réseaux sociaux ou des articles critiques à l'égard du gouvernement. 

Fin décembre, les autorités tunisiennes ont arrêté le journaliste d'Al Jazeera  Samir Sassi et le commentateur de la radio indépendante Zied el-Heni. Alors que les autorités n'ont porté aucune plainte contre M. Sassi, M. el-Heni a, quant à lui, été accusé “d'insultes envers autrui sur les réseaux sociaux” lors d'une émission de radio dans laquelle il critiquait la ministre du commerce du pays, Kalthoum Ben Rejeb. 

Ces arrestations font suite à de multiples détentions de journalistes par les autorités tunisiennes en 2023, dont celle de Noureddine Boutar, le directeur de Mosaique FM, une radio indépendante fréquemment critique à l'égard du président Saied. 

À la veille de l'élection présidentielle de 2024, j'ai parlé avec plusieurs journalistes tunisiens de l'érosion de la liberté de la presse dans le pays.

La liberté de la presse en Tunisie 

La Tunisie est  considérée comme le seul pays dont la révolution du Printemps arabe a conduit à un transfert pacifique du pouvoir et à une transition vers la démocratie. En 2014, les Tunisiens  ont approuvé une nouvelle constitution, et plus tard cette année-là, puis en  2019, le pays a organisé des élections démocratiques libres et équitables.  

L’un des résultats de la révolution de 2011 a été une liberté de la presse retrouvée grâce à l’épanouissement des médias indépendants. "Nous étions le premier pays arabe en termes de liberté de la presse et de liberté d'expression," déclare Abdelkrim Hizaoui, fondateur et directeur du Centre de développement des médias en Tunisie. M. Hizaoui a fondé le  Centre de développement des médias  en 2014 pour soutenir les médias tunisiens au lendemain du Printemps arabe. 

Bahija Belmabrouk, responsable éditoriale à l'agence de presse TAP, travaille dans le journalisme depuis plus de 20 ans. Elle se souvient de la période qui a suivi la révolution tunisienne comme d’une époque où les journalistes jouissaient de leur liberté. “Après le Printemps arabe, nous avons eu l’espace nécessaire pour dire ce que nous voulions, quand nous le voulions. Nous pouvions critiquer n’importe qui, n’importe où,” déclare Mme Belmabrouk. 

En 2019, l’outsider politique Kais Saied a bouleversé cette liberté. Candidat conservateur indépendant de tout parti politique, Kais Saied a remporté l'élection présidentielle et, deux ans plus tard, il a publié une déclaration d'urgence visant à limoger le Premier ministre, à geler le Parlement et à assumer l'ensemble du pouvoir exécutif.  

Depuis 2021, la liberté de la presse en Tunisie s'est effondrée, passant de la 72e place au Classement mondial de la liberté de la presse 2019 de Reporters sans frontières à la 118e place en 2024. "Maintenant, la situation devient très mauvaise, très rapidement," déclare M. Hizaoui. “En Tunisie, nous sommes dirigés par un seul homme.” 

Les lois visant les journalistes et l’autocensure

Les lois promulguées pour faire taire les journalistes ont servi à étouffer leurs reportages indépendants. 

Au moins 20 personnes ont été arrêtées ou inculpées en vertu d'une loi sur la cybercriminalité de 2022, le décret-loi 54, qui interdit en des termes très vagues la diffusion de “fausses données, rumeurs, documents faux ou falsifiés [...] dans le but de porter atteinte aux droits d'autrui, ou porter atteinte à la sécurité publique ou à la défense nationale ou semer la terreur parmi la population.”

Le flou de l'énoncé de la loi a permis au gouvernement Saied d'arrêter des opposants politiques, des journalistes et des membres de la justice. Parmi les personnes inculpées en vertu du décret-loi 54 figure Nizar Bahloul, responsable éditorial du média tunisien Business News, qui a été arrêté pour diffusion de fausses informations en novembre 2022 après avoir publié un article critiquant la Première ministre Najla Bouden.

“Tous les journalistes ont désormais peur d'être punis et mis en prison,” affirme M. Hizaoui. “Désormais, dans les médias publics, vous ne lirez, ne verrez ou n’entendrez aucun contenu critiquant le président ou le gouvernement. Nous avons encore du contenu critique dans les médias privés, dans les journaux, mais plus dans les médias publics.” 

Les journalistes ont également fait l'objet de représailles pour avoir critiqué la politique gouvernementale. En avril 2023, Mme Belmabrouk a publié un article sur les ONG critiquant les politiques tunisiennes envers les immigrés sans papiers, après le discours du président Saied de février 2023 ordonnant aux autorités de prendre des mesures urgentes pour lutter contre la migration irrégulière. Après la publication de l'article, Mme Belmabrouk a déclaré qu'il lui avait été interdit de publier pendant six mois. 

“Nous n'avons pas le droit de critiquer les choix stratégiques que le gouvernement a faits. Nous ne pouvons pas critiquer ce président ou le Premier ministre,” déclare Mme Belmabrouk. 

Alors que les journalistes sont devenus la cible de l’administration Saied, beaucoup s’autocensurent pour éviter de critiquer le gouvernement.

"Il existe de nombreux cas de journalistes qui ont aujourd'hui peur de travailler car il existe un véritable climat de peur installé par les autorités tunisiennes à l'encontre des journalistes," déclare Florianne Heine, directrice régionale Afrique du Nord de Reporters sans frontières. "Malheureusement, il existe une véritable campagne ciblant les journalistes indépendants et ceux qui osent donner des informations librement et de manière indépendante." 

En prévision des élections de 2024

La situation de la liberté de la presse tunisienne peut paraître désastreuse, mais elle n'est pas désespérée, rassure M. Hizaoui.  

“Nous ne pouvons pas revenir à la situation de l'époque de la dictature [avant la révolution de 2011]. Nous ne pouvons pas revenir en arrière parce que les gens ont désormais acquis cette liberté,” déclare-t-il. “Nous devons rester engagés et continuer à faire pression sur les médias et leurs propriétaires.” 

En janvier, les principaux médias tunisiens ont publié une déclaration du siège du Syndicat national des journalistes tunisiens reconnaissant que la liberté de la presse dans le pays est en crise. La déclaration articulait également un certain nombre d'exigences, notamment que le gouvernement cesse d'utiliser le décret-loi 54 et d'autres lois pour “persécuter, intimider et emprisonner les journalistes.”

“Les journalistes tunisiens sont courageux et ils en ont fait l'expérience avant 2011. Ils sont conscients qu'ils sont les plus grands garants de la liberté de la presse et de la liberté d'expression en Tunisie avec leur syndicat et leur société civile. Ils mènent un combat acharné pour le respect de la liberté de la presse,” explique Mme Heine. "Ils ne peuvent que triompher."

 


Photo de Hammami Ghazi sur Unsplash.