Journaliste du mois : Amr Eleraqi

4 juin 2025 dans Journaliste du mois
Eleraqi devant un tableau blanc

Originaire d’Égypte, Amr Eleraqi est journaliste, auteur et professeur à l’Université métropolitaine de Toronto au Canada.

Il est le fondateur d’InfoTimes, site web primé de journalisme de données, et ancien lauréat du programme Knight de l'ICFJ. Son dernier livre, consacré aux compétences de codage Python pour les journalistes, est paru début 2019.

M. Eleraqi a parlé avec IJNet de ses débuts dans le journalisme, des médias au Moyen-Orient et au Canada, de son nouveau projet de livre et plus encore.

Voici notre conversation :

Pourriez-vous me parler un peu de votre parcours ?

J'ai étudié la gestion d'entreprise à l'université, où j'ai également appris les statistiques et l'économie. À l'époque, l'écriture était mon point fort, ce qui m'a attiré vers le monde du journalisme. J'ai débuté comme responsable éditorial pour la rubrique économie dans un journal local spécialisé dans les marchés financiers, où j'ai appris les principes et les règles de la profession. Ma formation en statistiques m'a permis d'analyser des données et de lire des états financiers d'entreprises, ce qui m'a permis de produire des reportages approfondis sur les cours des actions et les tendances du marché.

Parallèlement, j'ai toujours eu envie de découvrir comment les données peuvent révéler des schémas cachés dans la société. Je décris souvent ma carrière comme un mélange de curiosité constante et de passion pour la narration. Cette approche m'a conduit à créer InfoTimes, une équipe de data-journalisme primée, et à collaborer avec diverses organisations, le tout dans le but de valoriser le rôle des données dans les médias.

Sur le plan académique, mon parcours a évolué pour inclure un volet enseignement. Je suis devenu chargé de cours à l'Université métropolitaine de Toronto, où j'aime vulgariser des concepts complexes et les rendre accessibles à tous. Je m'attache à montrer comment relier les données à des histoires humaines peut engendrer des changements positifs dans la société. En fin de compte, je me considère aujourd'hui comme un “conteur de données”, convaincu que la fusion de la pensée analytique et de l'empathie humaine permet au journalisme d'élargir nos perspectives et d'approfondir notre compréhension du monde qui nous entoure.

 

 

Eleraqi with his students.

Comment avez-vous débuté dans le journalisme ?

J'ai débuté ma carrière de journaliste en 2004 comme responsable éditorial d’une rubrique économie, puis je me suis tourné vers le journalisme numérique chez MBC, avant de devenir responsable éditorial principal de la section arabe de Yahoo. Malgré ces premières expériences, je dis souvent que j’ai véritablement débuté en 2014, au retour d'un voyage aux États-Unis organisé par l'ICFJ. Au cours de ce voyage, j'ai visité plusieurs grandes rédactions américaines, une expérience qui m'a profondément inspiré.

L'un des moments forts a été de constater comment données et narration pouvaient converger, même dans des articles aussi banals que des chutes de neige. C'était une révélation d'observer des journalistes, comme au Washington Post, coder des scripts pour produire des articles interactifs, basés sur les données. Cette fusion entre données, technologie et narration m'a fait comprendre que le journalisme ne se résume pas à rapporter des faits ; il s'agit d'en révéler les enseignements pour susciter l'empathie et un changement positif. 

Cette révélation m'a poussé à perfectionner mes compétences en analyse de données, en visualisation et en outils open source, ce qui m'a finalement conduit à créer InfoTimes et à adopter pleinement le pouvoir de la narration fondée sur des preuves.

Pourquoi avez-vous décidé de devenir journaliste ?

J'ai toujours pensé que l'empathie est au cœur d'une narration percutante. Le journalisme, pour moi, est une porte d'entrée vers le développement de notre empathie collective. En révélant des vérités et en mettant en lumière des voix sous-représentées, nous aidons les gens à mieux se voir, comblant des fossés qui autrement pourraient rester invisibles. 

Ma décision de devenir journaliste est née d'un désir de faire plus que simplement observer le monde. Je voulais m'y intéresser, en découvrir les subtilités et faire émerger des récits qui résonnent avec notre humanité commune. En fin de compte, je considère le journalisme comme un moyen de susciter la compassion, le dialogue et de contribuer au bien commun.

Pour les observateurs internationaux qui souhaitent suivre l’actualité au Moyen-Orient, y a-t-il des médias anglophones que vous recommanderiez ?

Je crois qu'il n'existe pas de source unique “idéale” ; s'appuyer sur plusieurs médias est essentiel pour obtenir une perspective équilibrée. Chaque média couvre la région selon son propre point de vue, influencé par des philosophies politiques ou éditoriales différentes.

Cela dit, je privilégie souvent les agences de presse comme Reuters ou Associated Press, car elles proposent généralement des dépêches directes. Des médias comme la BBC, CNN ou Sky News diffusent des images en direct que je trouve particulièrement précieuses. Personnellement, je me fie davantage à ce que je vois en temps réel qu'aux interprétations indirectes, c'est pourquoi je m'appuie fortement sur les retransmissions en direct. En combinant ces sources – images brutes et analyses rigoureuses –, on obtient une compréhension plus nuancée de la situation sur le terrain.

Comment décririez-vous l’environnement médiatique au Canada?

L'environnement médiatique canadien est à la fois dynamique et diversifié. On y trouve des radiodiffuseurs publics comme CBC, qui privilégient la profondeur et la couverture régionale, ainsi que des médias privés comme CTV et Global News, qui offrent un large éventail de voix éditoriales. De plus, on observe un appétit croissant pour le journalisme numérique et axé sur les données, reflétant la culture canadienne d'innovation et d'inclusion. 

Certes, des défis se posent, comme les coupes budgétaires et les regroupements d'entreprises, mais la tradition d'indépendance journalistique est tout aussi forte. Globalement, le paysage médiatique respecte une couverture médiatique équilibrée, encourage de nouvelles voix à s'exprimer et défend la liberté de la presse.

Comment IJNet a-t-il aidé votre carrière ?

Un tournant majeur dans ma carrière a eu lieu lorsque j'ai découvert une formation aux médias numériques organisée par l'ICFJ. J'ai postulé et participé à un programme intensif en ligne, suivi de stages de formation en Jordanie et au Maroc axés sur les outils numériques. Le point d'orgue a été de gagner un voyage d'un mois aux États-Unis, tout cela grâce à une simple formation trouvée sur IJNet. Je dis souvent que cette expérience a véritablement transformé mon parcours professionnel, et j'encourage toujours mes collègues à consulter régulièrement les offres d'IJNet.

Au-delà de la simple liste d'opportunités, IJNet a été un véritable catalyseur de mon développement. Des subventions et bourses aux ateliers et conférences spécialisés, il m'a permis d'accéder à des ressources précieuses et à une communauté mondiale de journalistes passionnés par la narration basée sur les données. Rétrospectivement, IJNet a joué un rôle clé en connectant mon intérêt pour les médias numériques au réseau mondial de journalistes partageant la même vision.

Vous avez récemment publié un livre. Pourriez-vous m'en dire un peu plus ?

Mon nouveau livre, intitulé “Le code derrière l'histoire : compétences Python pour les data-journalistes”, est né de la volonté de rendre le codage moins intimidant pour les journalistes. Les données peuvent amplifier l'impact d'un article, mais beaucoup d'acteurs du secteur s'en détournent, jugeant la programmation trop technique. Ce livre démystifie Python à l'aide d'exemples simples et directement liés aux tâches journalistiques : collecter des données, les nettoyer, les analyser et enfin les intégrer à un récit percutant. 

J’espère que les journalistes, les rédacteurs en chef et même les nouveaux venus dans le domaine découvriront à quel point la narration de données peut être accessible – et que le codage n’est qu’un autre outil puissant dans leur boîte à outils narratifs.

Avez-vous des conseils à donner aux journalistes en devenir ?

Je dirais qu'il faut commencer par l'empathie. Le journalisme est fondamentalement axé sur l'humain ; il faut donc rester ouvert à la dimension humaine de chaque histoire, qu'elle soit basée sur des données ou anecdotique. Ensuite, n'hésitez pas à explorer de nouveaux outils et technologies ; le numérique regorge d'opportunités pour des récits innovants. 

N'oubliez pas que ces outils sont conçus pour servir votre curiosité et votre compassion, et non pour les éclipser. Cherchez à être mentoré·e, cultivez un apprentissage constant et demeurez adaptable. Faites confiance à votre instinct, mais appuyez-vous toujours sur des faits vérifiés. Maintenez des standards élevés en matière de rigueur, d'exactitude et de responsabilité. Plus vous saurez conjuguer sensibilité et preuves concrètes, plus votre travail gagnera en profondeur et en impact.

 


Cette interview a été légèrement éditée.

Photos de Salma Eldesoky.