En Ukraine, les journalistes résistent et couvrent la situation en dépit des tirs et de l'occupation

14 nov 2023 dans Reportage de crise
Vue sur Kyiv

En juin, Melitopol Vesti a recommencé à publier après une interruption d'un peu plus d'un an. 

Le site avait cessé toutes ses activités en mars 2022, un peu plus de deux semaines après le début de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, lorsque les forces russes ont pris le contrôle de la ville de Melitopol, dans le sud de l'Ukraine. Les derniers exemplaires du journal ont été imprimés le 23 février 2022, le dernier jour de paix, rappelle Mikhail Kumok, directeur et responsable éditorial de la publication.

Au début de l'occupation russe, le journal a employé un langage direct en décrivant la guerre comme une guerre et les occupants comme tels. Cependant, cette approche a été de courte durée, car la rédaction a appris que les Russes allaient interroger deux de ses journalistes. Mikhail Kumok a conseillé aux journalistes de dire: "Posez toutes vos questions à notre responsable éditorial. Nous ne savons rien." Les journalistes ont ensuite été libérés et ont quitté le territoire occupé.

"Le 11 mars, nous avons suspendu notre travail en raison d'une menace directe pesant sur mes employés - des dizaines de personnes. La vie a plus d'importance que tout le reste", déclare M. Kumok, qui a également été contraint de quitter Melitopol. Il a reçu des menaces, et par la suite, les occupants russes se sont rendus chez lui pour emporter l’unité centrale d’un ordinateur ainsi que les documents de propriété de son appartement.

"Nous avons alors complètement arrêté notre travail. Puis, au début de l'été, nous avons repris. Nous croyons en notre victoire et nous pensons que nous rentrerons bientôt chez nous. J'ai également repris mon travail, rédigeant et préparant des articles, tout en continuant le journalisme d'investigation", explique M. Kumok.

Étant donné que Melitopol est majoritairement russophone, Melitopol Vesti était publié en russe. Cependant, M. Kumok a décidé de faire évoluer le site vers une publication en ukrainien. La rédaction travaille aujourd'hui à distance et ses membres utilisent WhatsApp ainsi que d'autres applications cryptées de bout en bout pour communiquer entre eux.

Les journalistes de l'équipe utilisent diverses sources pour élaborer leurs reportages. Les rédacteurs, par exemple, surveillent les pages web publiques gérées par les forces d'occupation russes et leurs collaborateurs. "Ils diffusent fréquemment des informations cruciales. Nous procédons à leur vérification en interne avant de les publier", précise M. Kumok.

Kherson

Irina Ukhvarina travaille pour Vgoru, un média basé à Kherson, une ville du sud de l'Ukraine qui a été occupée par les forces russes pendant plus de huit mois en 2022. Bien que l'Ukraine ait repris le contrôle de la ville l'année dernière, elle reste soumise à des tirs d'artillerie réguliers de l'armée russe.

Pendant la période d'occupation russe, Mme Ukhvarina explique que les gens ne se faisaient pas confiance par crainte de la trahison. Cette méfiance s'est atténuée depuis le retour de la ville sous contrôle ukrainien, mais une autre peur a émergé : les gens redoutent même de poser la question "Comment allez-vous ?"

"Il est effrayant d'apprendre que quelqu'un est décédé, qu'un obus a touché une maison, ou qu'un autre malheur s'est produit", déclare-t-elle.

Mme Ukhvarina et ses collègues s'abstiennent de publier des photos des endroits où des tirs ont eu lieu. Ils évitent même de fournir des détails a posteriori. Les images qu'ils diffusent ne font aucune mention de l'emplacement, afin de ne pas contribuer à orienter les tirs de l'armée russe.

Elle et ses collègues s'abstiennent également d'écrire sur les événements se déroulant dans la ville, notamment la distribution de l'aide humanitaire. Ils cherchent à éviter que les troupes russes ne découvrent les endroits où les gens se rassemblent, de peur que ces zones ne deviennent des cibles.

Mme Ukhvarina évoque le bombardement intensif du centre-ville et d'un supermarché local qui a coûté la vie à sept personnes en décembre 2022 : "J'avais écrit un article sur l'ouverture de notre magasin préféré à Kherson - un lieu de rencontre pour les habitants qui ne s'étaient pas vus depuis près d'un an. Le lendemain de la publication, il a été bombardé. Depuis, nous n'avons plus rapporté d'événements se déroulant dans la ville."

Le reportage sous le feu

Les journalistes opérant dans les zones occupées doivent adopter des pratiques différentes de celles de leurs collègues travaillant dans les zones de combat ou les zones libérées, comme Kherson, qui demeurent exposées à des risques d'attaques, explique Andrii Ianitskyi, responsable éditorial de l'Institute for War and Peace Reporting en Ukraine.

Pour les journalistes se rendant dans les territoires occupés, il est essentiel d'agir de manière anonyme et de ne communiquer qu'avec des personnes de confiance en utilisant des applications de messagerie sécurisées telles que WhatsApp, Signal, et ProtonMail, selon les conseils de M. Ianitskyi. De plus, l'utilisation de cartes téléphoniques jetables et de pseudonymes non liés à leur identité est recommandée.

M. Ianitskyi met en garde contre la prise de photos ou de vidéos, en particulier de personnes détenues. Photographier des sites touristiques est relativement sûr mais la prudence demeure de mise, car les services de renseignement peuvent utiliser des caméras de surveillance pour identifier les individus.

Les journalistes qui opèrent dans des zones de combat peuvent généralement être plus transparents sur leur identité. Selon M. Ianitskyi, l'utilisation de leur vrai nom, photo, et une biographie peut contribuer à renforcer leur crédibilité. Il explique que "plus le lecteur en sait sur un journaliste, plus il a confiance dans le contenu qu’il produit."

Cependant, il est essentiel que les journalistes travaillant dans les zones de combat suivent des formations de premiers secours, portent des gilets pare-balles, et arborent des casques portant l'inscription "PRESS" pour être facilement identifiables par l'armée ukrainienne. M. Ianitskyi souligne: "Au début de la guerre, tout le monde est devenu journaliste militaire. Mais en même temps, pratiquement personne n'avait d'armure ou de casque, et encore moins de connaissances sur ce qu'il fallait faire en cas de bombardement ou de blessure. De plus, de nombreux journalistes qui ont tenté de se rendre dans les zones les plus dangereuses de la ligne de front ont été blessés et auraient pu être tués."

En Ukraine, les journalistes qui se rendent sur la ligne de front ou dans des zones de combat doivent obtenir une accréditation de l'état-major général des forces armées ukrainiennes. Cependant, il est devenu plus difficile de l'obtenir, et l'armée exige souvent des journalistes qu'ils aient une commande éditoriale d'un média ou une autorisation écrite du attaché de presse de l'unité militaire.

"Malheureusement, en raison de ces difficultés, les journalistes peuvent se présenter comme des bénévoles qui apportent leur aide aux personnes tout en documentant des histoires liées à la guerre. Souvent, cela dépend des contacts personnels des journalistes ou de ceux de leurs fixeurs avec les attachés de presse de l'armée", explique M. Ianitskyi.

Les interactions entre les journalistes et les attachés de presse peuvent être compliquées en raison des objectifs différents de ces deux rôles, ajoute-t-il. Les attachés de presse, en plus d'assurer la sécurité physique des journalistes, doivent veiller à ne pas divulguer de secrets militaires, comme la localisation des troupes, la disponibilité de l'équipement et les effectifs.

Les journalistes, quant à eux, ont pour mission de documenter les réalités sur le terrain. Parfois, ils peuvent, sans le vouloir, rendre publiques des informations sensibles qui pourraient nuire aux opérations militaires. M. Ianitskyi donne  l’exemple d’une enquête de Forbes sur le déploiement de la 82e brigade d'assaut aérien de l'Ukraine dans la zone de contre-offensive de Zaporizhzhia. Après la publication de ce papier, la vice-ministre de la Défense du pays, Anna Malyar, a déclaré que les troupes russes avaient mené cinq frappes aériennes contre cette unité militaire en une seule journée. Anna Malyar a titré son article "Le prix des gros titres".

Après que l'Ukraine a récupéré les régions du nord du pays à la Russie, les lignes de front se sont considérablement réduites, facilitant ainsi le contrôle de l'état-major sur le travail des journalistes. Toutes les équipes de tournage opérant sur le front ont été affectées à un attaché de presse, et il est désormais interdit de se rendre dans les zones de combat sans gilet pare-balles et casque. En conséquence, on constate une diminution du nombre de journalistes tués.

Cependant, selon M. Ianitskyi, les relations entre les journalistes et l'armée restent tendues. Les militaires modifient fréquemment les modalités de travail dans les zones de combat sans consulter les journalistes, et parfois leurs décisions semblent peu justifiées. Par exemple, les journalistes ukrainiens ont récemment contesté la mise en place de trois zones pour réglementer leur travail sur la ligne de front : les zones vertes permettent aux journalistes de travailler librement, les zones jaunes exigent qu'ils soient accompagnés d'un attaché de presse, tandis que les zones rouges leur sont interdites.

Selon Natalya Humeniuk, cheffe du centre de presse de l'armée dans le sud de l'Ukraine, ces nouvelles règles visent à “organiser de manière appropriée le travail en tenant compte des besoins de l'armée, et non à entraver le travail des journalistes.”

“Les journalistes cherchent toujours plus de liberté, ce qui est normal”, conclut M. Ianitskyi.

 


Photo par Kyrylo Kholopkin d’Unsplash.

Cet article a été publié à l'origine sur IJNet en russe.