Comment les journalistes russes exilés avancent malgré un futur incertain

21 sept 2023 dans Liberté de la presse
Une femme porte une pancarte, que l'on voit de l'arrière, "Stop Putin"

Plus de 18 mois après l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie, les médias indépendants en Russie ont pratiquement disparu.

De nombreux journalistes russes ont fui et travaillent désormais en exil dans des pays tels que l'Allemagne, la Géorgie, la Lituanie et le Kirghizstan, entre autres. S'adaptant à leur nouvel environnement, ces reporters et ces rédactions font face à un avenir incertain en tant que médias indépendants de langue russe.

La semaine dernière, l'ICFJ a accueilli trois journalistes russes en exil pour discuter de la manière dont ils ont quitté la Russie, de leurs reportages à l'étranger et des problèmes de sécurité et de censure auxquels ils sont encore confrontés aujourd'hui. Sara Fischer, reporter en chef sur les médias pour Axios, a animé la table ronde.

"L'oppression des médias russes existait déjà avant le début de la guerre. Nous en avons fait l'expérience dans nos vies personnelles auparavant, et maintenant les dirigeants [mondiaux] peuvent le voir", dit L*, qui vit actuellement en Allemagne. "Nous sommes tous confrontés à des sanctions pénales dans notre pays.”

Voici d'autres extraits des échanges avec les journalistes sur le reportage en exil :

Fuir à l’étranger

Immédiatement après que la Russie a lancé son invasion de l'Ukraine en février 2022, les journalistes indépendants se sont empressés de fuir le pays. Ceux qui sont restés ont été arrêtés ou ont vu leurs rédactions fermées pour ne pas avoir suivi la ligne du Kremlin dans leurs reportages sur la guerre.

"Lorsque [l'invasion] a commencé, personne ne savait quelles règles [suivre]. Notre équipe ne savait pas si elle était en sécurité", raconte Z, qui dirige un canal Telegram anonyme diffusant des informations à destination du public russe depuis l'étranger.

G, aujourd’hui basé en Lituanie, explique que, dans son média, l’exil s'est déroulé en trois vagues. Après le début de l'invasion, les cadres supérieurs de la rédaction sont partis en premier. "À l'époque, notre site web était notre principal moyen de communication avec notre public et il a été bloqué par les services de censure russes. Une partie de notre équipe, dont je faisais partie, a décidé de déménager à Istanbul, puis j'ai fui en Lituanie, car nous avions auparavant établi une entité juridique là-bas,” raconte G.

La deuxième vague a eu lieu en mai 2022, en réponse à des rumeurs selon lesquelles Poutine annoncerait bientôt une mobilisation pour enrôler davantage d'hommes dans l'armée. Cela a contraint le média de G à transférer la plupart de son personnel masculin à l'étranger.

D'octobre à décembre 2022, son journal a lancé une troisième vague. Le média a donné à tous les membres du personnel restés dans le pays le choix de partir au Monténégro, un pays membre de l'OTAN qui n'a pas de frontière avec la Russie. Les membres du personnel qui ont décidé de rester dans le pays sont devenus pigistes anonymes et ne sont plus employés, afin de garantir leur sécurité.

Bien que les journalistes aient déclaré se sentir plus en sécurité à l'étranger que s'ils étaient restés en Russie, des menaces persistent. “Je me sens en sécurité parce que mon nom ne figure pas sur ce que j'édite", dit L., tout en précisant : "Nous savons que trois journalistes russes ont été empoisonnés en Allemagne".

L’importance de l’anonymat

La Russie a ciblé les médias indépendants par le biais d'une législation répressive sur les agents étrangers et les organisations indésirables, en particulier. Les journalistes qui écrivent pour une organisation jugée "indésirable" peuvent facilement se retrouver en prison pour leur travail, tandis que les médias et les journalistes classés comme "agents étrangers" sont soumis à des exigences onéreuses en matière d'audit et de labellisation qui drainent les ressources.

En conséquence, les journalistes en exil ont gardé secrets les noms de leurs collègues restés en Russie, pour les protéger. "Si nos journalistes sont en Russie, nous aimerions continuer à diffuser leur travail, et nous aimerions qu'ils restent hors de prison", explique L. "[L'anonymat des auteurs] est frustrant, c'est très triste. Nous n’en sommes pas fiers, mais c'est ainsi que nous pouvons continuer à travailler".

Le besoin d'anonymat, explique Z, a conduit de nombreux journalistes à écrire pour son canal Telegram : "Nous avons donné aux journalistes la possibilité de travailler, de gagner de l'argent, de travailler sans censure, tout en restant anonymes. C'est bon pour eux, ils ne seront pas étiquetés comme agents étrangers ou organisation indésirable".

Cette approche présente toutefois des inconvénients. "Les journalistes sont des gens ambitieux et ils sont parfois frustrés lorsque leurs articles sont vus 100 000 fois et que personne ne sait qui en est l'auteur", explique Z.

Les médias en exil rendent également leurs sources anonymes pour leur permettre de s'exprimer librement. Par exemple, de nombreux oligarques désapprouvent la guerre en privé, dit G, mais ne l’admettront pas publiquement. "L'élite russe est divisée, mais elle ne veut pas montrer qu'elle l’est", explique G. "Nous avons des sources qui acceptent de parler si citées de manière anonyme. La vérification des faits devient alors notre problème".

Informer ses publics

Pour le peu de médias qui subsistent en Russie, le simple fait de discuter du déroulement de la guerre peut entraîner la censure. "Vous ne pouvez pas dire quoi que ce soit qui soit en désaccord avec ce que le ministre de la défense a dit. Par exemple, si vous écrivez un article sur Boutcha, vous serez traité comme un criminel, vous serez puni d'une peine de prison de six ans", explique G. "C'est dénoncé comme une 'fake news', et vous pouvez être poursuivi au pénal.”

Certains rédacteurs en chef à l'intérieur du pays évitent complètement de couvrir la guerre. En revanche, les médias en exil ne sont pas obligés de s'autocensurer, explique G : "Nous montrons qu'il est possible de couvrir l'événement le plus important de la dernière décennie [...] mais qu'il faut alors quitter la Russie, car l’exil nous permet de travailler.”

Les journalistes qui écrivent depuis l'étranger s'efforcent de dépasser la propagande de guerre et la censure du Kremlin. “Nous avons touché tous les publics que nous pouvions toucher et ne trouvons plus de nouveaux lecteurs,” explique L. "Tous ceux qui s'opposent à la guerre nous lisent, et ceux qui ne le font pas, qui soutiennent Poutine, n'ont tout simplement pas la possibilité de lire nos articles."

“Les journalistes russes ne peuvent pas faire changer d'avis tout le monde sur la moralité de l'invasion, mais cela ne veut pas dire que leur travail n'a pas d'impact”, ajoute L.

"Ce n'est pas la mission du journalisme de faire en sorte que les gens considèrent la guerre comme une menace s'ils pensent que [l'invasion] est une bonne chose. Notre travail consiste à rendre compte de ce qui se passe", précise L. "Nous travaillons pour l'avenir du journalisme social – pas seulement sur la guerre, mais aussi les questions sociales et l'impact social en Russie.

La liberté relative avec laquelle les journalistes en exil peuvent travailler a été l'avantage le plus appréciable de leur installation à l'étranger.

"Avant la guerre, même les journalistes indépendants connaissaient les règles du jeu. De nombreux journalistes indépendants ont essayé de suivre les règles, mais après la guerre, plus personne ne suit les règles. Il est devenu impossible de suivre les règles", dit Z.

"Il n'y a plus de lignes rouges pour les journalistes indépendants.”


Photo d’ev sur Unsplash.

  • Pour leur sécurité, l’identité des journalistes cités dans cet article est gardée secrète.