Des journalistes haïtiens s'unissent pour couvrir le COVID-19

12 févr 2021 dans Couvrir le COVID-19
Travail en commun

Ils ont été environ une dizaine de professionnels⸱les de l’information exerçant comme rédacteurs⸱rices, vidéastes et photographes pour la plupart en freelance, en partenariat avec les plus prestigieux médias haïtiens à se rassembler pour offrir une information d’intérêt et de qualité autour de la pandémie COVID-19.

L'initiative a pris forme suite à la découverte des premiers cas de contamination en mars 2020. Coup de projecteur sur cette initiative innovante dans un pays en proie à des crises socio-politiques et économiques récurrentes.

Des ressources mises en commun

"Le projet K2D régie de reportages fonctionne comme une salle de rédaction linéaire. Les journalistes débattent de la conjoncture et des conséquences de la pandémie sur la population et initient des reportages. Ils mettent ensemble leurs ressources informationnelles et leurs compétences pour réaliser les sujets et les proposer aux médias partenaires du projet gratuitement", fait savoir Pierre Michel Jean, photojournaliste, cinéaste et l’un des initiateurs du projet.

Porté par le Kolektif 2 Dimansyon (K2D) qui réunit des journalistes, vidéastes et graphistes haïtiens, le projet ‘’régie de reportages’’ a été financé par la Fondation Connaissance (FOKAL) et Liberté et National Geographic Society. En plein pic de la pandémie notamment, ces journalistes ont bravé les dangers du terrain en se rendant dans les communautés, marchés publics, écoles, aéroports, églises et zones les unes plus exposées que les autres pour apporter une information passant au travers des communiqués, conférences et notes de presse – constituant le contenu principal des médias locaux. 

"La pandémie a porté le coup de grâce au modèle économique de la presse haïtienne, très dépendante de la publicité. La crise sociale et politique des deux années antérieures avait déjà bien découragé, donc la crise sanitaire a juste démontré la fragilité du mécanisme de financement de l’information. Au début de la pandémie, certains médias commençaient à congédier ou mettre en arrêt de travail certains de leurs journalistes", poursuit M. Jean, photographe spécialisé des questions liées à la mémoire.

Des sujets pour la plupart peu traités dans les médias haitiens

Ce projet serait l’unique collaboration constatée entre journalistes haïtiens au cours de la pandémie. De celle-ci en est ressorti, des reportages vidéos, audio, portfolios et textes en français, en créole et en anglais, sur des thématiques comme l’école et l’église à l’ère de la pandémie, les besoins en eau potable, l’insécurité alimentaire, les ouvriers et les risques de contamination, les fêtes champêtres (fêtes patronales), le port du masque, le mythe de la distanciation sociale dans les bidonvilles, les personnes mal entendantes face à la pandémie, le déni et la méfiance des populations. Des sujets pour la majorité négligés par la presse mainstream mais qui ont été mis en valeur par des journalistes au travers de contenus qu’ils ont mis à profit des médias dont Enquet’Action, AlterRadio, Le Nouvelliste et AyiboPost

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"Nous, pour la majorité, journalistes freelance avions anticipé que l’information pourrait souffrir du manque de moyen humain dans un contexte où il est important d’informer les populations. Nous avons décidé de porter ce projet et de le réaliser alors même, comme la population qui appréhendait ce virus et une pandémie pour la première fois, nous avions peur. Ce projet était notre façon de répondre à la crise. Prouver à nous-même notre résilience, notre investissement et notre foi en l’information", confie Pierre Michel Jean en entrevue à IJNet.

Du temps pour réaliser les reportages

Le vidéaste ne peut pas dire exactement quelle est la plus-value de ce travail dans le contexte médiatique haïtien mais assure que les partenaires ont apprécié les contenus et les retours du public aussi à travers les réseaux sociaux ont été nombreux. Chaque reportage a pu bénéficier de plusieurs semaines de temps pour sa réalisation. L’équipe à chaque fois combine témoignages et paroles contradictoires, paroles aux experts, paroles aux autorités responsables, etc. "Un schéma que la presse, telle qu’elle fonctionne au quotidien ne peut pas tout à fait respecter en raison des délais", assure-t-il.

Dans le cadre de l’implémentation de ce projet, les difficultés et défis rencontrés par l’équipe ont été nombreux. "Le challenge pour nous à plusieurs niveaux du projet a été de trouver les accès, les bonnes personnes à interviewer et convaincre de parler avec nous face caméra", se plaint Pierre Michel Jean, coordonnateur général du Kolektif 2 Dimansyon (K2D). La population haïtienne avait reçu très peu d’informations sur la pandémie au moment où la maladie était déjà à la porte du pays. Ce manque d’informations a nourri des rumeurs qui ont alimenté la méfiance par rapport au travail des journalistes. 

Des projets d'articles parfois rendus impossibles

L’accès aux sources constitue l’un des défis majeurs à l’expansion du journalisme de qualité en Haïti, un pays où l’administration publique se fait de plus en plus opaque. "L’échec pour nous est que les autorités haïtiennes n’ont pas assez joué la transparence pour nous permettre d’informer convenablement la population. Elles donnaient et ne montraient que des petits bouts de choses au moyen de communications très verrouillées. Quand un journaliste voulait aller plus loin et exploiter une piste il avait en face de lui un mur. Nous avons dû parfois abandonner des sujets par fautes d’accès", souligne avec regret le photojournaliste. 

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Haïti connaît actuellement ce qui pourrait être une seconde vague ou du moins n'est pas loin. Les cas augmentent alors que le déni et la méfiance persistent dans un pays où les gens refusent d’admettre qu’ils ont la maladie mais préfèrent parler de "petite fièvre" qu’ils traitent chez eux avec la médecine des feuilles. Ainsi, quelles sont les perspectives à un tel projet ? 

Pour 2021, "il reste à convaincre les partenaires financiers"

"Le modèle était expérimental, nous n’étions sûrs de rien, les financiers aussi, mais il a vite séduit et rassuré tout le monde. Nous étions notre propre patron, notre propre censeur. Nous régulions par la discussion. Nous faisions un brainstorming pour démêler ou trouver une issue aux travaux complexes", affirme Pierre Michel Jean, journaliste multi-primé qui relève que l’équipe travaille sur un reportage long qui va reprendre des bribes de certains travaux déjà publiées. 

"Pour 2021, nous laissons au moyen de ce modèle une série de reportages en ligne de 15 minutes chacun. Les partenaires diffuseurs nous ont déjà dit oui, les sujets sont à peu près choisis, il reste à convaincre les partenaires financiers", termine-t-il.

Tous les reportages réalisés dans le cadre de ce projet innovant sont disponibles sur un site dédié : https://www.covid19haitik2d.info/ 


Milo Milfort est un journaliste haïtien primé plusieurs fois pour son travail. Reporter pour le site indépendant Enquet’Action et correspondant de l’agence espagnole de nouvelles EFE, il a déjà écrit pour IJNet en français. 


Photo : Marvin Meyer via Unsplash