Aujourd’hui, certaines des théories du complot les plus importantes et les plus néfastes sont ancrées dans le discours politique. Qu'il s'agisse du président Jair Bolsonaro au Brésil ou du juge de la Cour suprême Clarence Thomas aux États-Unis, les personnes en position de pouvoir dans le monde sont elles-mêmes théoriciennes du complot ou les porte-voix d’idées infondées qui visent à faire avancer un programme politique, une méthode qui a fait ses preuves dans la montée du populisme.
Même si les journalistes préféreraient ignorer les théories du complot et les personnalités qui les soutiennent, il serait irresponsable de le faire. Il serait tout aussi irresponsable, cependant, de mettre en avant et de légitimer des points de vue dont la fausseté est avérée.
Pour les journalistes, c’est un exercice à double tranchant. Comment couvrir de manière précise et responsable les fausses croyances que des dirigeants puissants utilisent pour informer de leurs décisions et leurs actions ?
L’empathie n’est pas la normalisation
Pour comprendre le contexte complet d'un sujet lorsqu’on prépare un reportage, il est important d'écouter, même lorsque les opinions discutées sont répréhensibles. Il peut être difficile de démarrer une discussion avec quelqu'un qui croit à une théorie du complot, car beaucoup découlent d’idéologies haineuses et conduisent à la violence.
Dr. Whitney Phillips, professeure de journalisme à l'université de l'Oregon et auteur du livre You Are Here: A Field Guide for Navigating Polarized Speech, Conspiracy Theories, and Our Polluted Media Landscape (Vous êtes ici : un guide pratique pour s’y retrouver parmi les discours polarisants, les théories du complot et notre paysage médiatique pollué), conseille aux journalistes de ne pas ignorer les croyances des gens en matière de conspiration. "Les gens abordent ces croyances avec sérieux", explique-t-elle. "Il est important de garder cela à l'esprit, car cela vous oblige à se poser des questions telles que : comment cette information a-t-elle pu circuler ? Pourquoi cette information est-elle si convaincante ? Comment est-elle devenue une manière cohérente de comprendre le monde pour des groupes de personnes donnés ?"
La haine est un comportement acquis, souvent alimenté par une déformation des vulnérabilités réelles comme la précarité économique. Il est essentiel que les journalistes qui traitent des théories du complot comprennent ces peurs sous-jacentes.
En même temps, ils ne doivent pas simplement accepter aveuglément les opinions d'une personne. Les journalistes doivent effectuer des recherches pour trouver les preuves qui réfutent les fausses théories, et les citer dans leurs écrits.
Manipulé ou manipulateur ?
Lorsque vous écrivez un article sur les effets de la désinformation et des théories du complot, il est important de faire la distinction entre le manipulateur et les manipulés. Les manipulés méritent de l'empathie, à l’inverse du manipulateur. Souvent, les personnes qui croient au complot ont été exposées à de fausses informations sur une longue période.
Par exemple, l'insurrection de 2021 contre le Capitole à Washington, D.C. était le résultat d'une radicalisation de l'extrême droite. Ashli Babbitt, une ex-militaire de l'armée de l'air abattue lors de la tentative de coup d'État, a été nourrie de désinformation et de théories du complot par la bulle des réseaux sociaux.
Les événements de ce genre ne commencent pas avec des citoyens ordinaires comme Mme Babbitt. Au contraire, les personnes en position de pouvoir utilisent leurs plateformes pour diffuser des informations erronées, intentionnellement ou non. Elles peuvent exploiter les vulnérabilités de leurs publics pour diffuser de faux récits et inciter les gens à la violence. Dans ce cas, la radicalisation provient de dirigeants élus comme l'ancien président américain et certains membres du Congrès. Des groupes extrémistes tels que les Oath Keepers, un groupe lui-même fondé sur l'exploitation de ces faiblesses, ont favorisé la radicalisation.
Jason Van Tatenhove, l'ancien porte-parole national des Oath Keepers, l'a souligné lors de l'une des récentes audiences sur l'insurrection du 6 janvier. "La tactique des Oath Keepers consiste à influencer des personnes qui ne sont pas forcément bien informées grâce à des mensonges, de la rhétorique et de la propagande", dit-il.
En tant que journalistes, nous devons nous demander à qui les personnes qui diffusent de fausses informations essaient de s'adresser et pourquoi. Cela permet d'identifier l’origine de théories du complot dangereuses.
"Il n'y a pas de réponse unique. C'est du cas par cas. Chaque personne est différente. Ca dépend de la théorie du complot concernée", explique Mme Phillips. "Il faut beaucoup réfléchir à la question pour déterminer quelle information est dans l'intérêt public, et ce qui pourrait au contraire être une menace."
Collecter des informations ou être un porte-voix ?
Le fait de trop se concentrer sur les dirigeants qui diffusent la désinformation et les théories du complot dans les informations fait partie du problème, souligne Dr. Anita Verma, professeure adjoint d'éthique des médias à l'école de journalisme et des médias de l'université du Texas à Austin et l'une des autrices de Fake News: Understanding Media and Misinformation in the Digital Age (Fake news : comprendre les médias et la désinformation à l’ère numérique). Les journalistes devraient plutôt centrer leurs reportages sur les personnes qui subissent les conséquences négatives des décisions de ces dirigeants, et sur les personnes qui sont manipulées pour croire aux conspirations.
"Nous devons cesser de centrer les reportages sur les dirigeants mondiaux qui font des déclarations sans fondement ou trompeuses, et placer plutôt les personnes qui sont touchées, c’est-à-dire qui vivent le problème, au premier plan", pense Mme Verma.
Le rôle de la Russie dans la pandémie de désinformation est un parfait exemple de la raison pour laquelle il est si dangereux de mettre en avant des dirigeants qui font du complot une arme. Le président Vladimir Poutine a utilisé de fausses informations pour tenter de saper les élections dans plus de 20 pays dans le monde.
Parler aux théoriciens du complot dans le cadre d'un reportage ne s’apparente pas à promouvoir cette idée. "Vous aidez votre lecteur à comprendre, mais vous ne tendez pas simplement un micro aux théoriciens du complot eux-mêmes. Vous les contextualisez", explique Mme Phillips.
Ce sentiment est partagé par Mme Verma, qui ajoute que les journalistes doivent également garder à l'esprit la réalité du secteur de l'information aujourd'hui.
"Votre temps est limité, au même titre que vos ressources et vous subissez une pression extrême pour rendre les articles. Ne perdez pas tout votre temps sur cette question", souligne-t-elle.
Photo de Markus Winkler sur Unsplash.