Dans les coulisses de la première initiative indépendante de vérification des faits en Chine

19 juil 2024 dans Lutte contre la désinformation
Site de China Fact Check

Les fausses informations sont particulièrement répandues en Chine en raison de la censure gouvernementale, du grand pare-feu omniprésent du pays, du manque de mesures de protection contre la désinformation sur les plateformes de réseaux sociaux chinoises et du manque de confiance du public dans les médias. 

La vérification des faits n'a jamais été aussi indispensable qu'aujourd'hui. Pourtant, malgré l'augmentation des efforts de fact-checking à l'échelle mondiale, les initiatives indépendantes en la matière restent presque inexistantes en Chine.

Aujourd’hui, la vérification des faits dans le pays est principalement effectuée par le gouvernement à travers une initiative connue localement sous le nom de “piyao” qui cible principalement les rumeurs jugées défavorables par les autorités. La désinformation démentie par piyao tend à concerner des contenus que les autorités estiment susceptibles de nuire à la stabilité et à l’ordre social et est centrée principalement sur des questions intérieures

Si certains de ces efforts ont donné des résultats positifs, notamment dans le cas de la désinformation liée à la santé, l’implication du gouvernement soulève des inquiétudes quant aux conflits d’intérêts et à l’appropriation du processus par le gouvernement à ses propres fins. En outre, les efforts de vérification des faits menés par le gouvernement ont été critiqués pour leur non-respect des normes internationalement reconnues. 

Il n’est pas facile pour les entités non gouvernementales de mener à bien leurs efforts de vérification. Enregistrer une ONG ou une initiative de vérification des faits est quasiment impossible, et peu de médias commerciaux en Chine sont disposés à accueillir de tels projets en raison des risques politiques et du faible intérêt financier. Parallèlement, contrairement à leurs homologues internationales, les plateformes technologiques chinoises ne financent pas les initiatives de vérification des faits par des tiers. 

En tant qu’ancien responsable éditorial de Sixth Tone fort de 20 ans d’expérience dans les médias chinois, j’ai compris que les approches traditionnelles de vérification des faits – dans lesquelles une petite équipe de professionnels enquête méticuleusement sur les allégations individuelles – étaient inadéquates pour gérer le volume écrasant de désinformation inondant les réseaux sociaux chinois. 

C'est pourquoi j'ai fondé China Fact Check en 2020, afin de briser le moule en essayant quelque chose de nouveau. 

Le besoin d’entreprises indépendantes de vérification des faits en Chine

L’idée derrière China Fact Check était de créer une équipe de bénévoles pour vérifier les faits sur l’actualité internationale en ligne et fournir au public chinois des informations précises sur le monde extérieur. 

Au début, nos bénévoles étaient principalement des étudiants en journalisme qui se destinaient à devenir reporters et responsables éditoriaux. Comme ils allaient plus tard assumer la mission d’informer le public, il était essentiel, je le savais, d’aider ces étudiants à améliorer leur connaissance des médias et à développer leur capacité à évaluer la fiabilité de différentes sources dans leurs reportages. Dotés d’une compréhension innée d’Internet et d’une maîtrise des langues étrangères, ces étudiants sont devenus des bénévoles incroyablement efficaces.

 

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Wei Xing (derrière, premier à partir de la gauche) a participé à un atelier de trois jours sur le traumatisme, le journalisme et l'imagerie graphique à Bangkok, en Thaïlande, organisé par le Dart Center Asia Pacific en mars. Il a été rejoint par une douzaine de rédacteurs de contenu, de créateurs et de vérificateurs de faits de toute la région. Crédit : Dart Center Asia Pacific

 

A l’inverse d’une démarche participative ouverte de vérification des faits comme la fonction d'annotation introduite par Weibo en 2023, j'ai recruté un groupe de journalistes et de rédacteurs bénévoles chevronnés pour diriger un comité éditorial virtuel afin de garantir des normes et une qualité élevées. Nous avons également formé les étudiants bénévoles à l'éthique journalistique et aux derniers outils numériques pour vérifier les textes, les images et les vidéos.

Sans respect des normes, le fact-checking peut rapidement faire perdre la confiance du public et, pire encore, être détournée et utilisée comme une arme.

Comment nous opérons

China Fact Check fonctionne exclusivement via un groupe de discussion sur WeChat, l'application de réseau social la plus populaire en Chine. Dans ce groupe de discussion, des volontaires soumettent des informations suspectes qu'ils trouvent en ligne – parfois des centaines, soit bien plus que ce que peut gérer une rédaction traditionnelle. 

Notre comité de rédaction évalue les affirmations et attribue ensuite les publications les plus virales ou les plus significatives pour le public à des volontaires disponibles pour qu'ils les vérifient. Le fait de travailler entièrement à distance nous a également permis de continuer sans interruption pendant les strictes mesures de confinement liées au COVID en Chine.

Une fois que les bénévoles ont terminé la première ébauche d'une vérification des faits, les membres du comité de rédaction examinent le rapport et fournissent des commentaires, des corrections ou des sources supplémentaires. Le rapport est ensuite publié et distribué. Les bénévoles les plus impliqués peuvent assumer des rôles supplémentaires en formant de nouvelles recrues et/ou en révisant le contenu avant publication.

Ce modèle a été testé avec succès lors de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine fin février 2022. Le défi était immense : comment vérifier les faits face à l'énorme quantité de désinformation liée à la guerre, dans des délais serrés, sous une censure intense et dans le cadre d'un discours public national largement pro-russe ?

Notre modèle nous a permis de suivre les étapes suivantes :

  • Surmonter les barrières linguistiques : en plus des deux volontaires russophones dont nous disposions déjà, nous avons rapidement recruté d’autres volontaires russophones et ukrainophones pour nous aider à recouper les informations avec les sources originales dans leurs langues. Cela nous a permis de travailler plus efficacement et de mieux éviter les erreurs de langue.
  • Maintenir des opérations de fact-checking 24h/24 : En mobilisant des bénévoles basés dans différents fuseaux horaires, notamment aux États-Unis et en Europe, nous avons assuré une veille continue des informations circulant sur Internet.
  • Interagir avec les abonnés en temps réel : nous avons affecté davantage de bénévoles pour interagir directement avec le public et répondre à leurs questions. De nombreuses personnes ont soumis des requêtes sur des informations qu'elles considéraient douteuses, ce qui nous a permis de traiter plus rapidement les fausses informations.
  • Améliorer l’éducation aux médias du public : nos bénévoles ont organisé des ateliers en ligne gratuits pour expliquer les schémas et les récits de désinformation en temps de guerre, et comment les identifier.

Au cours des premiers mois de la guerre, nous avons publié près de 200 vérifications de faits, recueillant près de 50 millions de vues sur les principales plateformes en ligne chinoises. 

Une vague de demandes de bénévoles intéressés a suivi et, à son tour, notre équipe a pu s'élargir pour inclure des développeurs Web, des bio-ingénieurs, des médecins, etc.

Les défis auxquels nous sommes confrontés et la façon dont nous en sortons grandis

Près de 200 bénévoles ont participé à divers degrés à nos projets. Leur dévouement nous permet de rester opérationnels sans financement extérieur, préservant ainsi le caractère non lucratif du projet. 

Bien que le modèle basé sur le volontariat soit souvent perçu comme instable, nous sommes en mesure de maintenir la stabilité pendant des périodes fixes et de faire tourner les volontaires en fonction de leurs horaires. Cette approche nous permet également de rester flexibles et résilients face à la pression politique.

Ce modèle présente toutefois des défis uniques. L’une des principales préoccupations est de créer un environnement de travail numérique sûr afin de minimiser les traumatismes potentiels pour nos bénévoles.

Pour y remédier, nous prévoyons d’étudier et de partager les conseils et les meilleures pratiques des organisations professionnelles, telles que les ressources du Dart Center Asia Pacific sur la gestion des images traumatiques. Nous souhaitons également organiser davantage de rassemblements hors ligne pour les bénévoles et créer un sentiment de communauté – peut-être même en organisant un match de football ! 

Enfin, nous veillons à rester en contact avec les anciens bénévoles, même après qu’ils aient quitté notre équipe.

Encourager les vérificateurs de faits locaux

Nos bénévoles ne sont pas seulement des arbitres des faits ; ils agissent également comme des “ambassadeurs” de la vérification des faits auprès de leurs communautés. Leur connaissance des habitudes de consommation d'information des publics de leurs communautés respectives nous permet de leur proposer du contenu directement au lieu d'attendre que le public vienne à nous. 

Ce que je trouve particulièrement gratifiant, c’est que de nombreux anciens bénévoles sont devenus depuis de fiers influenceurs du fact-checking au sein de leurs cercles sociaux. Nous les encourageons également à mettre à profit leur expérience et leurs capacités pour développer des programmes de formation à l’éducation aux médias localisés. Nous leur fournissons ainsi les ressources nécessaires – des modèles de présentation, des études de cas de vérification des faits ou même de petits cadeaux – pour soutenir leurs efforts. 

Le manuel complet de vérification des faits que nous avons récemment publié en est un exemple. Il s’agit du premier du genre en chinois simplifié. Nos bénévoles ont contribué à la diffusion du manuel et à l’adaptation de son contenu dans divers formats pour atteindre un public plus large. 

Grâce à notre groupe de vérificateurs de faits bien formés et décentralisés qui s’engagent à diffuser du contenu vérifié, à développer des compétences et à amplifier la portée de leur travail en ligne et hors ligne, je pense que nous suscitons une curiosité pour les faits et la vérité chez davantage de personnes en Chine.

Après tout, une seule étincelle peut rapidement se transformer en grand incendie.

 


Photo avec l'aimable autorisation de Wei Xing.