La frontière entre le journalisme d’investigation et le fact-checking

10 avr 2024 dans Journalisme d'investigation
Tableau en liège avec des post-its

Le journalisme d’investigation et le fact-checking sont deux genres journalistiques différents, mais leurs pratiques semblent être indissociables. Les experts en la matière et les pratiquants expérimentés expliquent clairement la frontière existante entre ces deux genres et leurs impacts dans les pays d’Afrique francophone.

Il faut déjà souligner que le journalisme d’investigation est plus vieux que le fact-checking en tant que nouvelle industrie. Mais, dans sa conception primitive, le fact-checking fait partie intégrante du journalisme. Ainsi, le journaliste qui collectait l'information vérifiait systématiquement avant la diffusion. "Ce fact-checking-là est interne aux rédactions, pour limiter des risques d'erreur, contrairement à la nouvelle dimension qui se focalise sur les affirmations publiques." Précise Maxime Koami Domegni, expert et formateur togolais en journalisme d’investigation.

"Le fact-checking est né avec des médias américains à cause notamment de la mauvaise qualité du journalisme." Plusieurs se concentraient sur la collecte et la diffusion et sautaient l'étape de la vérification, explique Azil Momar Lô, journaliste et formateur sénégalais spécialisé dans le fact-checking et l'investigation. Il évolue dans l'Afrique francophone et est chercheur d'Africa Check. Il est double lauréat du Prix africain de journalisme d’investigation dans la catégorie radio, en 2021 et en 2023.

La frontière entre ces deux pratiques

 Les similitudes
  • Présenter la véracité des preuves : dans tous les deux cas, il faut écarter le doute : "Le journaliste qui fait de l'investigation ou du fact-checking n'a pas droit à l’erreur," soutient M. Lo.
  • Ces sont des formes de journalisme lent, de fond : "Ils prennent du temps. Avant la publication d’une enquête, nous faisons du fact-checking pour vérifier que tous les faits ont été doublement checkés. C'est ici où je dis que l'enquête couvre un domaine plus vaste," explique le formateur togolais en investigation M. Domegni.
  • L’usage des outils similaires : il peut arriver que le journaliste d’investigation ait recours aux outils du fact-checking dans certains aspects de son travail et vice-versa. Et en fonction des sujets, le journaliste peut décider de faire une fusion de ces deux genres. C’est ce que le site d’information en ligne ivoirien Eburnie Today appelle "Investigative-check," indique Suy Kahofi, journaliste fact-checkeur ivoirien.

 

Les différences
  • Le fact-checking consiste à vérifier des discours publics qui reposent sur des données apparentes pendant que l’investigation cherche à révéler des  éléments cachés volontairement ou accidentellement, souligne M. Domegni.
  • Le journalisme d’investigation n'est pas conventionnel : "Le journaliste peut user d’un micro caché, se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas afin de recueillir des informations confidentielles, ce que le fact-checkeur ne peut pas faire parce que nous, dans nos articles, on s’identifie clairement en tant que journaliste fact-checkeur lorsqu’on approche les sources," déclare M. Lô ;
  • L’anonymisation des sources : le journaliste d'investigation peut faire recours à des sources anonymes et dont il relate les propos dans son travail, mais la vérification des faits se veut transparente et il faut citer les données sur lesquelles on s’appuie. "Au sein d’Africa Check, premier réseau de fact-checking en Afrique, on ne cite pas des sources anonymes. L'objectif est d’amener nos lecteurs à suivre le même processus de vérification pour être en mesure d’aboutir aux mêmes résultats," précise M. Lô ;
  • L’obligation d'être sur le terrain : l'investigation oblige le journaliste d’aller aux contacts des sources, or qu’en fact-checking, les recherches sont basées en grande partie sur des outils technologiques : "Le travail peut être fait sans sortir d’un bureau," ajoute M. Kahofi. "Lorsqu’un fact-checkeur écrit dans son article 'Notre rédaction a investigué,' le mot ‘investigation' fait référence au substantif féminin « recherche minutieuse," poursuit-il.
Les compétences requises

La maitrise du fact-checking n’est pas un préalable à la pratique du journalisme d’investigation. C’est un genre nouveau et non la simple notion de "vérification de l’information avant sa publication." Et tout journaliste n’est pas fact-checkeur, et vice-versa, parce que le fact-checking s’apprend avant de se pratiquer, souligne M. Kahofi.

"Un fact-checkeur peut s’armer des compétences en journalisme d’investigation et connaitre certains outils qui permettraient d’aller au fond d'un sujet où des outils basiques de vérification d’images et de vidéos échoueraient. Par exemple, pour calculer la direction du vent ou localiser certains lieux sur terre," déclare M. Lô.

L’impact de ces deux genres dans l’Afrique francophone

Ces deux pratiques sont plus avancées en Afrique anglophone qu’en Afrique francophone, précise Azil Momar Lô : "J’ai l’habitude de participer à des concours internationaux que je gagne souvent. Je me rends compte qu’il existe, dans les pays anglophones comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, le syndicat des associations des journalistes d'investigation. Ce qui n’est pas fréquent en Afrique francophone, comme le cas de mon pays, le Sénégal, où à ce jour, il n’y a pas de mouvements dans ce sens."

Il poursuit : "En Afrique anglophone, il y a l’exemple du Ghana. Il y a quelques années, après la publication d’une enquête sur l’orpaillage clandestin, l’un des ministres a été viré parce qu’il était mené à ce trafic. Ce type d’impact, on n’en a jamais eu au Sénégal, malgré des enquêtes qui révèlent des grosses affaires. Même le prix africain de fact-checking, ce sont les anglophones qui remportent souvent," précise-t-il.

Maxime Domegni ajoute : "L’Afrique anglophone est en avance, ces genres émergent plus vite dans le monde anglo-saxon." Déjà, les noms anglicistes disent tout de l’origine de ces pratiques. Mais la bonne nouvelle est que l'Afrique francophone s’y met : "Nous comptons de plus en plus de médias de fact-checking," conclut-il.

 

 


 

Photo de Volodymyr Hryshchenko sur Unsplash