Qu'est-ce que cela signifie pour un site web “d'encourager" l'avortement ? Aux États-Unis, un nouveau modèle de législation anti-avortement publié récemment par le National Right to Life Committee (NRLC) obligerait toute personne publiant des travaux en ligne à répondre à cette question, plaçant les journalistes qui couvrent l'avortement dans la ligne de mire de la loi. Le projet de loi, que le NRLC espère voir adopté par les législatures des États du pays, soumettrait les personnes à des sanctions pénales et civiles pour avoir "aidé ou encouragé" un avortement, notamment en "hébergeant ou en maintenant un site web, ou en fournissant un accès à Internet, qui encourage ou facilite les efforts pour effectuer un avortement illégal".
Sans surprise, le texte n'offre aucune indication sur l'interprétation large ou restreinte de cette disposition : Cela couvre-t-il un article sur l'accès à l'avortement médicamenteux par courrier ou un reportage sur le consensus médical selon lequel il est sans danger ? Qu'en est-il d'un article sur l'ouverture d'une nouvelle clinique d'avortement ou d'un reportage sur le travail des cliniciens, des défenseurs de l'avortement et des doulas ? Est-ce trop "encourageant" pour un site web de rappeler simplement aux lecteurs que, malgré la fuite du projet de décision de la Cour suprême dans l'affaire Dobbs v. Whole Women's Health, l'avortement reste légal, et que les gens sont libres de respecter leur rendez-vous ? [Depuis la publication, l’avortement est illégal dans huit Etats américains].
Si c'est le cas, les praticiens et les défenseurs de l'avortement faisant déjà l'objet d'une surveillance, d'un harcèlement et d'une violence constants de la part du mouvement anti-avortement américain, les journalistes de médias de confiance comme Prism, DAME Magazine, Rewire News Group, Scalawag et d'autres pourraient être menacés par la loi simplement pour avoir fait leur travail : combattre la désinformation et fournir aux lecteurs des informations actualisées, approfondies et fondées sur des faits qui reflètent l'état de la nation et les aident à y trouver leur place.
Bien sûr, c'est là le problème. Ce n'est pas une coïncidence si la législation s'attaque à toute l'infrastructure informationnelle autour de l'avortement, jusqu'à la couverture médiatique. Les nouvelles sont des informations, et les informations sont une forme de pouvoir. Lorsque les gens connaissent leurs droits et la manière de les exercer, il est beaucoup plus difficile pour l'État de les contraindre et de les priver de leur autonomie corporelle. Tirer parti du pouvoir de l'information et du journalisme au nom des personnes marginalisées, ce qui inclut les personnes cherchant à se faire avorter, est une menace intrinsèque au pouvoir, et c'est pourquoi celui-ci a si souvent recours à la suppression de la parole pour nous maintenir à notre place.
Aux États-Unis, il existe une longue histoire d'efforts visant à réduire au silence les informations relatives aux droits des personnes marginalisées, et cela a toujours inclus le travail des journalistes. Au XIXe siècle, par exemple, le Congrès a adopté une "règle du bâillon" pour empêcher les abolitionnistes d'envoyer des pétitions contre l'esclavage, et les États du Sud ont adopté des lois interdisant totalement les discours anti-esclavagistes. D'un point de vue critique, tant dans le passé qu'aujourd'hui, les lois de suppression de la parole ne donnent pas seulement aux acteurs de mauvaise foi les outils de la criminalisation et des amendes pour faire taire ceux avec qui ils ne sont pas d'accord, mais elles peuvent aussi normaliser la violence physique.
En effet, la violence à l'encontre des journalistes était très répandue au XIXe siècle et, chose curieuse, ne se limitait pas aux endroits où les discours anti-esclavagistes étaient criminalisés. En 1837, une foule pro-esclavagiste a tué le journaliste abolitionniste Elijah Lovejoy et détruit son imprimerie dans l'État "libre" de l'Illinois, tandis que l'année suivante, à Philadelphie, une foule animée du même entrain a incendié le Pennsylvania Hall, lieu de réunion des abolitionnistes, qui abritait également les bureaux du journal abolitionniste The Pennsylvania Freeman.
Même après l'abolition de l'esclavage, les journalistes ont dû faire face à des menaces constantes pour avoir osé rendre compte avec précision d'injustices telles que les lynchages, au premier rang desquels Ida B. Wells.
Même de nos jours, il est clair que les lois qui suppriment la liberté d'expression font partie d'une constellation plus large de pratiques qui encouragent la violence contre les groupes qu'elles ciblent.
Il suffit de penser à la vague de violence anti-gay et anti-trans dans le sillage de la loi "Don't Say Gay" de Floride, et aux enseignants, principalement des personnes de couleur, qui ont été confrontés au harcèlement, à la violence, et même à des menaces de mort suite à la suppression "anti-CRT" (critical race theory ou “théorie critique de la race”) des discussions sur l'injustice raciale dans la société américaine. Aujourd'hui, avec une loi qui vise spécifiquement les discours liés à l'avortement, les risques sont d'autant plus grands que les journalistes qui ouvrent la voie en matière de droits reproductifs et de justice sont souvent des femmes de couleur, donc déjà victimes d'un harcèlement disproportionné.
Bien qu'aucun État n'ait encore adopté la législation proposée par le NRLC, il y a de nombreuses raisons de s'inquiéter. Les lois anti-avortement et de suppression de la liberté d'expression de ce type "deviennent virales" avec une fréquence alarmante ces dernières années, comme dans le cas des nombreux déploiements de la loi SB8 d’interdiction de l'avortement au Texas hautement restrictive et de la loi homophobe "Don't Say Gay" de Floride. En fait, le NPLC a déjà vu au moins un de ses modèles de lois anti-avortement adopté au Nebraska. Si cette législation type devait gagner du terrain après la chute de Roe v. Wade, elle conduirait directement à la criminalisation des journalistes et des organes d'information, en particulier ceux dirigés par des personnes appartenant à la communauté gay, des femmes et d'autres personnes marginalisées qui ont été au centre du débat sur l'avortement.
Et le Premier Amendement pourrait ne pas offrir beaucoup de salut. La législation interdit “d'encourager l'accès à l'avortement", ce qui peut signifier tout et n'importe quoi, à dessein. Avec des lois de ce type, les enjeux sont à la fois la cruauté et l’imprécision. Les conservateurs ont utilisé exactement la même méthode avec les lois "Don't Say Gay" et la législation dite "anti-CRT". Les lois mal définies et formulées de manière vague laissent tellement d'incertitude sur ce qui est interdit que les gens commencent à contrôler leur propre discours par prudence.
Le résultat est qu'un grand nombre de discours sont tus sans que l'État n'ait à lever le petit doigt pour les faire respecter. Bien que l'on puisse s'attendre à ce que de telles clauses soient invalidées en tant qu’atteintes au Premier amendement, étant donné leur caractère vague et leur portée excessive, il n'est plus certain que la Cour suprême des États-Unis ou les tribunaux fédéraux inférieurs s'en tiennent à ce précédent de longue date. Les cours suprêmes des États, majoritairement contrôlées par les républicains, ne s'y opposeraient probablement pas non plus. Par conséquent, si la législation type est adoptée et autorisée, les militants anti-avortement aux poches bien garnies pourraient l'utiliser pour paralyser les médias à force de litiges coûteux, faisant perdre à la fois du temps et de l'argent essentiels à la poursuite de nos activités.
Alors que des lois comme celle de la NRLC menacent de proliférer, il est plus urgent que jamais de soutenir un journalisme qui ne traite pas l'avortement comme une question abstraite de "guerre des cultures", mais qui s'engage sérieusement dans l'impact humain d’un accès restreint à ce dispositif. Cela signifie qu'il faut continuer à lire, à partager, à offrir un soutien financier à vos médias préférés lorsque c'est possible, et à soutenir les organisations qui offrent une assistance juridique aux rédactions.
En attendant, pour ceux d'entre nous qui travaillent dans les médias, même si nous ne pouvons pas compter sur le système juridique pour nous protéger, nous devons continuer à rapporter les faits sur l'avortement, à demander des comptes aux puissants et à mettre en lumière non seulement les fanatiques anti-avortement, mais aussi le travail essentiel réalisé par les mouvements sociaux pour défendre l'accès à l'avortement dans tout le pays. Alors qu'une législation telle que celle de la NRLC vise réduire les médias au silence ou à produire des reportages sans mordant sur les droits reproductifs et la justice, il nous appartient à tous de tirer la sonnette d'alarme, de résister et de continuer à "encourager" les lecteurs à s'informer et à agir.
MISE A JOUR : Le National Right to Life a depuis retiré le lien vers le modèle de loi et leur site a été rendu inaccessible. Le texte de la loi proposée est toujours consultable ici, grâce à Wayback Machine.
Cet article a d’abord été publié sur Prism et republié ici avec leur accord.
Photo de Manny Becerra sur Unsplash.