À Montréal, un cas d’école en faveur de la propriété locale des journaux de proximité

par Magda Konieczna
22 mars 2023 dans Infos locales
Vue dans l'ombre d'un journal, Le Devoir

Les Montréalais se sont réveillés le 16 février en apprenant qu'un homme d'affaires et avocat local tentait d'acheter la Montreal Gazette, le seul quotidien anglophone de la ville.

Beaucoup auront sûrement manqué cette nouvelle dans le tourbillon d'informations à notre disposition, surtout si l'on considère que la Gazette n'est plus que l'ombre de ce qu’elle a été.

Le dernier affront auquel la Gazette a été confrontée est une série de licenciements. Au départ, entre 10 et 12 licenciements étaient prévus, mais leur nombre a été ramené à six sous la pression du public. Il ne reste donc plus que 32 journalistes et trois directeurs pour couvrir une zone métropolitaine de quatre millions d'habitants.

Il s'agit d'un changement radical pour la Gazette, dont Mordecai Richler, distingué par l'Ordre du Canada, compte parmi les reporters les plus connus. Sa renommée a même été gravée dans le bronze, sous la forme d'une statue d'un homme lisant le journal, visible dans l'une des enclaves anglophones de la ville.

Les défis du secteur de l’actualité

La Gazette a été confrontée aux difficultés classiques du secteur de l'information. Elle n'appartient plus à un propriétaire local depuis 1968, date à laquelle elle a été rachetée par Southam. Une succession de grandes entreprises se sont revendues le journal ensuite : Hollinger l'a acquise en 1996, Canwest en 2000 et Postmedia en 2010.

En 2014, 100 personnes ont perdu leur emploi suite à l'externalisation de l'impression. Mais les vrais dégâts sont survenus après que Chatham Asset Management, un fonds d’investissement du New Jersey, a acquis une participation de deux tiers dans Postmedia en 2016. Le New York Times a montré que Postmedia avait supprimé 1 600 emplois au Canada au cours des quatre premières années de la propriété de Chatham.

En tant que société, nous nous sommes inquiétés des fermetures de journaux, 470 depuis 2008 au Canada, selon le Local News Research Project. Mais nous sommes de plus en plus attentifs à la croissance des "journaux fantômes", des publications qui existent toujours, mais dont les activités de collecte d'informations ont été réduites à peau de chagrin.

La Gazette est loin d’être un fantôme, puisqu'elle produit chaque jour d'excellents reportages locaux, mais il ne fait aucun doute que son avenir tend vers cet horizon. Nous savons également que la vie empire dans les communautés moins pourvues en informations locales : le journalisme local augmente la participation électorale, réduit la polarisation des opinions et permet aux communautés de faire des économies.

L’offre de Mitch Garber

Ceci nous ramène à l'homme d'affaires qui a proposé d'acheter la Gazette en février, Mitch Garber. Il est investisseur et propriétaire minoritaire des Kraken, l'équipe de NHL de Seattle.

Lorsque la nouvelle des récents licenciements a été annoncée, les employés de la Gazette lui ont demandé de les aider. Dans une série de tweets envoyés le 15 février (mais effacés depuis), M. Garber a déclaré qu'il envisageait d'acheter le journal.

"Je n'ai jamais vraiment voulu être propriétaire d’un journal", dit-il à la radio CJAD. "Ai-je un plan d’action ? Non. Mais je veux faire ce que je peux pour aider", a-t-il déclaré à The Rover. "Je suis un capitaliste, je crois aux investissements intelligents et je sais qu'investir dans la presse écrite n'est pas un investissement très rentable. Mais certaines choses sont plus importantes que l'argent et je pense que cette ville a besoin d'un quotidien de langue anglaise".

Andrew MacLeod, PDG de Postmedia, a rejeté l'offre, soulignant que le partage de l'impression, de la distribution et des articles entre les journaux rendait difficile la suppression de l'un d'entre eux.

La suggestion de M. Garber mérite d'être prise au sérieux, même si ce n'est pas à court terme. La propriété groupée réduit les coûts. Mais si l'objectif d'un journal est de renforcer la démocratie locale, il faut se demander quel est le coût réel de ces économies et si elles valent la réduction considérable des effectifs d’une rédaction. Ma réponse est toute faite.

 

A man speaks into a microphone while another man, who is bald, looks on

L’homme d’affaires Mitch Garber, à droite, intervient à une conférence de presse à Montréal en 2015. THE CANADIAN PRESS/Ryan Remiorz

 

Bien que M. Garber ait investi dans divers secteurs, il ne semble pas avoir d'expérience dans le domaine des médias. "Certaines choses sont plus importantes que l'argent" est une déclaration prometteuse, et quiconque est prêt à mettre son propre argent en jeu pour sauver un bien commun a toute mon attention.

Mais les propriétaires individuels peuvent être capricieux. Si la propriété locale, quelle que soit sa structure, apporte un certain niveau de redevabilité au secteur de l'information, il convient de prendre le temps de réfléchir à comment construire des médias d’actualité plus responsables et plus axés sur la communauté.

Les organisations à but non lucratif sont-elles l’avenir ?

La concurrence locale de la Gazette comprend des cas qui méritent d'être étudiés. La Presse, un média numérique francophone, est devenue une organisation à but non lucratif en 2018, ce qui signifie que tous les bénéfices générés sont réinvestis dans le processus éditorial.

Les propriétaires de La Presse ont laissé 50 millions de dollars canadiens sur ses comptes avant ce changement de statut juridique et son tirage est en augmentation.

Le Devoir, journal francophone publié à Montréal, appartient à un fonds à but non lucratif depuis plus de 100 ans.

Joseph Atkinson a légué le Toronto Star à un fonds caritatif en 1948, une décision qui a été annulée par la législation gouvernementale, mais dont l'esprit solidaire a été préservé par les membres du bureau qui en étaient les propriétaires jusqu'à récemment.

Plus loin dans le temps, les revenus tirés de l'exploitation et, à terme, de la vente du Toronto Telegram ont permis de soutenir le Sick Children’s Hospital. (Aujourd'hui, ce sont les journaux qui demandent la charité).

Aux États-Unis, les exemples intéressants ne manquent pas non plus. L'un des plus anciens est le Tampa Tribune, légué à un trust par son propriétaire.

H.F. Lenfest, éminent homme d'affaires et philanthrope, a monté une association à but non lucratif pour héberger The Philadelphia Inquirer en 2016 afin de s'assurer que la propriété du journal resterait locale. La même année, M. Lenfest a également créé le Lenfest Institute for Journalism pour financer le journalisme local.

Cet organisme à but non lucratif a contribué à créer ce qui est l'un des écosystèmes d'information les plus dynamiques des États-Unis, un objectif que tous les journaux devraient tenter d'atteindre. Quiconque envisage d'implanter une chaîne de journaux au niveau local ferait bien de se renseigner sur l’histoire du Philadelphia Inquirer.

La pérennité des médias d’information

Postmedia nous rend peut-être service à tous en s’opposant à l'offre de M. Garber. Le groupe a mis en place un comité consultatif chargé de promouvoir la pérennité du journal.

Bien qu'un peu tardive, cette initiative pourrait être un pas dans la bonne direction pour ce qui devrait être une organisation axée sur la communauté. Si ça leur tient à cœur, les Montréalais feraient bien de mettre en place leur propre processus pour déterminer ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin de la part de la Gazette. Cela pourrait même déboucher sur la création d'un comité consultatif communautaire permanent, qu'un nouveau propriétaire aurait tout intérêt à encourager et à écouter.

Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas attendre grand-chose de Postmedia, surtout si Chatham Asset Management est impliqué. La propriété locale semble mériter d'être tentée. M. Garber a l’air d’un bon candidat, et il a intérêt à se renseigner sur ce qui a fonctionné ailleurs afin de s'assurer que la Gazette reste un bien local important.


Magda Konieczna, professeure adjointe de journalisme, Concordia University

Cet article a d’abord été publié sur The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’original ici.

Photo de Phil Desforges sur Unsplash.