Face aux défis climatiques croissants, le data-journalisme devient une approche incontournable pour les journalistes africains, notamment au Togo, au Sénégal et en Côte d'Ivoire. Mais pour comprendre la puissance de cet outil, il faut revenir à l'essence même de ce qui motive cette révolution dans le paysage médiatique africain : l’urgence climatique. Un rapport publié en mai 2024 par le réseau des journalistes africains spécialisés sur le développement durable et le changement climatique (Africa 21) révèle que 67 % des journalistes africains reconnaissent l'importance du data-journalisme et l'intègrent progressivement dans leurs pratiques.
Ce rapport souligne l’adoption croissante de logiciels et d’outils numériques, notamment les outils de data-journalisme et de cartographie, de fact-checking et de vérification d’images. En transformant des données complexes en récits accessibles, les journalistes africains parviennent à sensibiliser efficacement le public aux enjeux environnementaux tout en contribuant activement à la lutte contre le changement climatique.
Une approche structurée pour exploiter les données environnementales
Richard Folly, analyste géospatial et entrepreneur technologique togolais, fondateur d’African Geospace, insiste sur l’importance d’une approche structurée pour l’exploitation des données environnementales. « Les journalistes doivent d’abord recueillir les témoignages des populations affectées, puis analyser les études existantes avant d’exploiter les données disponibles en ligne ou sur le terrain », explique-t-il. Aujourd’hui, les données démographiques, socio-économiques et géospatiales, en particulier les données satellites, jouent un rôle clé dans l'analyse des impacts du changement climatique.
Cette méthodologie a déjà fait ses preuves, comme en témoigne Josiane Coulibaly, une journaliste ivoirienne formée au data-journalisme par la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d'investigation en Afrique de l’Ouest. « Grâce à l'apprentissage des outils de visualisation, j’ai pu analyser l’évolution des températures en Côte d'Ivoire sur les deux dernières décennies. Mon reportage a permis de sensibiliser les communautés rurales aux impacts du réchauffement climatique sur leurs cultures », raconte-t-elle.
De son côté, Loukman Worou, journaliste béninois, met en avant l'apport des cartes interactives dans ses investigations : « L’accès aux cartes de déforestation et aux outils de cartographie m’a aidé à documenter avec précision la disparition des forêts dans certaines régions. Mon travail a poussé les autorités locales à renforcer les mesures de protection. »
L’importance des outils open source dans un contexte de ressources limitées
Pour Richard Folly, l’accès aux outils open source est essentiel pour les journalistes, surtout dans un contexte de ressources limitées. Des logiciels comme QGIS, Panoply, ParaView, CesiumJS, Leaflet et D3.js permettent de traiter et visualiser efficacement les données climatiques. « Tout comme les données open source, les outils d’analyse open source sont à privilégier, en particulier dans un contexte de budget limité. Ces outils permettent de rendre les données climatiques accessibles à tous, sans grandes dépenses », précise-t-il.
Boris Ngonou, journaliste spécialisé en environnement au Cameroun, souligne que l’utilisation de ces outils permet d’analyser des ensembles de données complexes sur le climat et le développement durable. « Cette pratique permet aux journalistes de présenter des informations complexes de manière plus accessible et offre de nouvelles perspectives pour les lecteurs », dit-il.
Les défis du data-journalisme en environnement
Cependant, l’intégration du data-journalisme en environnement en Afrique de l’Ouest rencontre plusieurs défis. Parmi ceux-ci, on note le manque de formation, l’absence d’agences spécialisées, des compétences informatiques limitées chez certains journalistes, et une certaine réticence à utiliser des outils techniques. « Les journalistes doivent se former, mais dans un environnement où les outils et formations sont souvent en anglais, cela représente un autre obstacle », indique Marthe Akissi, journaliste à la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI), spécialisée dans les reportages et enquêtes sur la santé et l'environnement.
Elle ajoute : « Le premier défi, c’est d’avoir la volonté d’apprendre à utiliser ces outils. On ne peut pas simplement se lever et les maîtriser immédiatement ; il faut suivre des formations et y consacrer du temps. »
La barrière linguistique constitue une autre difficulté. La majorité des formations et des ressources disponibles sont en anglais, ce qui peut freiner l’accès à une information de qualité pour certains journalistes.
Marthe Akissi met aussi en lumière un autre défi majeur : « Le troisième défi, en tant que journaliste, est d’éviter de tomber dans le piège de vouloir remplacer les scientifiques. Il faut se rappeler que ces outils sont déjà utilisés par les experts, car c’est leur domaine. Un journaliste doit être capable de simplifier et d’expliquer, sans se perdre dans des outils trop complexes. »
La coopération et l'adoption des outils par les rédactions
L’adoption de ces outils par les rédactions est également un défi. « Est-ce que nos médias s'approprient ces nouvelles technologies ? Malheureusement, non », constate Mme Akissi. « L'initiative vient souvent du journaliste lui-même, motivé par sa curiosité et sa volonté d’innover. Mais si la rédaction ne suit pas cette dynamique, il peut être difficile de les utiliser efficacement ».
Enfin, l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) représente une nouvelle complexité. Les outils OSINT (Open Source Intelligence) intègrent souvent de l’IA, ce qui nécessite une sélection rigoureuse des outils qui correspondent à l’histoire que l’on souhaite raconter. « Il est crucial de choisir les bons outils pour éviter de tomber dans des pièges technologiques », précise-t-elle.
L’avenir du data-journalisme environnemental en Afrique repose sur une collaboration renforcée entre les journalistes et les experts, une formation continue adaptée aux nouveaux outils et une ouverture des rédactions à ces nouvelles pratiques. Richard Folly souligne que des initiatives sont en cours pour encourager l’émergence d’un écosystème engagé de journalistes de données, avec des formations accessibles, même pour ceux sans expérience en programmation informatique.
En alliant expertise technologique et narration journalistique, le data journalisme environnemental devient un levier puissant pour informer, mobiliser et inciter à l’action face aux défis climatiques en Afrique. Les journalistes ont désormais les moyens de transformer des données brutes en récits percutants, capables de toucher les consciences et de faire avancer la lutte contre les changements climatiques.