Les difficiles conditions de travail des journalistes en Haïti

Автор Milo Milfort
Dec 23, 2022 в Sécurité physique et numérique
Une montagne, dans le brouillard

Malvoisin Louisias Diégo, 27 ans, travaille chez DiegoRadioa, un média en ligne de Port-au-Prince. Le dimanche 11 septembre 2022, il faisait partie d’un groupe de sept journalistes qui se sont rendus au bidonville de Cité-Soleil en plein conflit armé, pour faire un reportage dans le quartier de Brooklyn. Deux d’entre eux, Tayson Latigue (Ti Jenn Jounalis) et Frantzsen Charles (FS News Haiti), sont tués. Malvoisin et les cinq autres collègues, sauvés de justesse. 

"Des mois après, le mental n’est pas au beau fixe. Je pense toujours aux confrères tués. Je ne pensais jamais que de telles choses pourraient se produire. Jusqu’à présent j’ai peur dès que je vois un homme armé, même si c’est un policier. Je suis encore traumatisé", dit-il à IJNet. Lors des événements, il a dû laisser sa moto par terre pour aller se cacher dans un jardin. Un riverain les a aidés à quitter la zone. 

Malvoisin confie qu’il continue à travailler comme journaliste, mais ce qui s’est passé impacte sa production. Avant, il pouvait faire pas moins de sept reportages par semaine, mais à présent, il parvient à faire avec peine trois à quatre reportages. Les traumatismes persistent, pire, la victime n’a même pas pu voir un psychologue. 

"La personne qui avait l’habitude de me motiver à travailler a été tuée. Ce qui m’enlève toute motivation. Je suis totalement découragé", soutient celui qui a commencé à travailler comme journaliste en 2019, ajoutant que sa famille ne veut pas qu’il continue à pratiquer ce métier, qu’est le journalisme. 

Une année noire pour la presse haïtienne 

En 2022, pas moins de huit journalistes ont été tués par la police ou par les groupes armés qui contrôlent le pays dans l’indifférence totale des autorités. Voici le nom de nos confrères décédés :

Romelo Vilsaint de Radio Génération 80 ; Wilguens Louissaint, collaborateur de divers médias numériques ; Amady John Wesley de Radio Écoute ; Maxihen Lazarre de Rois des Infos, Frantzsen Charles de FS NEWS ; Tayson Lartigue, Tijèn Jounalis ; Tess Garry de Radio Lebon FM et Fritz Doliras de Radio Megastar ont été tués en 2022. 

Ce qui fait que, ces cinq dernières années, pas moins de 12 journalistes ont été tués dans un contexte de crise sociopolitique et économique intense. Sans compter les journalistes victimes de l’insécurité, du kidnapping et des attaques armées. Travailler comme journaliste devient de plus en plus difficile. Sur la dernière décennie, plusieurs dizaines de journalistes ont abandonné le métier en raison de l’insécurité, de mauvaises conditions de travail et la pauvreté. 

En outre, depuis 2010, des dizaines de journalistes ont quitté le pays pour les États-Unis, le Canada et la République dominicaine en raison de l’insécurité, des mauvaises conditions de travail et de la pauvreté. Et la presse n’a pas échappé à la crise sans précédent à laquelle Haïti est confronté depuis des mois : violence extrême, manifestations antigouvernementales permanentes, résurgence du choléra, pénurie aiguë de carburant. Plus de 200 groupes armés contrôlent des pans importants du territoire compliquant davantage le travail des journalistes qui pour pouvoir se rendent sur des territoires doivent avoir l’autorisation des groupes armés qui tuent, volent, violent et kidnappent en toute impunité. 

La vie du travailleur de presse banalisée 

"La situation est critique, plus qu’alarmante", croit pour sa part Raoul Lorfils, journaliste de Loop Haiti, ajoutant qu’il est vrai que rien ne fonctionne pour aucun secteur dans le pays, mais il y a matière à s’inquiéter davantage quand l’organe qui est censé aider à connaître et comprendre la réalité, se trouve elle-même menacée et empêchée de faire son travail. 

Pour sa part, Godson Lubrun, président de l’Association haïtienne des médias en ligne (AHML) qualifie la situation de chaotique, rappelant que des journalistes sont victimes de tentative d’assassinat et d’autres sont menacés dans l’exercice de leur profession. 

"Le climat global de crise humanitaire aiguë qui touche le pays affecte la corporation des journalistes. Les comportements des forces rétrogrades qui ne supportent pas la presse – donc ceux qui ont toujours voulu museler la presse utilisent tous les moyens pour aboutir à leurs forfaits", regrette Lubrun. 

La presse est libre. C’est un fait. En Haïti, les forces ténébreuses combattent bec et ongles cette liberté, ajoute Lubrun. "Il est à dire même que dans un contexte pareil, la liberté d’expression et celle de la presse sont menacées en Haïti. Un pays avec ces cas d’assassinats répétitifs en une même année voit en déclin la liberté des professionnels de la presse d’informer en toute quiétude", informe-t-il. 

Absence de justice

Aujourd’hui, la banalisation de la vie du professionnel de la presse, alimentée par une impunité normalisée, est préoccupante selon Raoul Lorfils, journaliste chez LoopHaiti. "La liberté de la presse en Haïti est menacée, fragilisée davantage de jour en jour. De nombreux acteurs font tout pour réduire la presse au silence aujourd’hui. Ils l’ont toujours fait. Mais ils ont plus le champ libre maintenant avec tout ce qui se passe. Et c’est une menace énorme pour la liberté de la presse et nos quelques acquis", affirme Lorfils. 

"Les meurtres de journalistes sont comme les autres meurtres : il n’y a presque pas d’enquête. La justice est l’un des maillons les plus faibles de l’État. Elle devrait aussi être là pour protéger et assurer que les journalistes puissent faire leur travail en sécurité, mais si ce maillon tombe, les journalistes, tout comme l’ensemble de la population, n’ont plus de filet de protection", renchérit Etienne Coté Paluck, correspondant de Radio-Canada en Haïti depuis plusieurs années. 

"Les conditions de travail sont très difficiles et pas très rentables", ajoute-t-il, prenant en exemple, les difficultés liées à l’économie, ensuite le problème de l’impunité qui fait qu’un journaliste peut être menacé ou tué sans conséquences graves pour les auteurs des crimes. Les assassinats, attaques et meurtres contre les journalistes qui deviennent monnaie courante en Haïti. 

Pour qualifier cette situation, Lorfils utilise un seul mot : impunité. Les journalistes ne cessent de tomber en Haïti parce que celles et ceux qui commettent ou alimentent ces actes savent qu’ils ne seront pas inquiétés, indique-t-il. "Quand la justice ne fonctionne pas, l’impunité règne et les loups peuvent chasser sans s’inquiéter", dit-il.


Photo Anthony Ingram via Unsplash