En Haïti, zone de conflits, la santé mentale des journalistes reléguée au second plan

Dec 2, 2024 em Sécurité physique et numérique
Homme assis sur un canapé et baissant la tête

Les journalistes haïtiens, en première ligne des conflits, assistent aux pires horreurs et atrocités se produisant avec la détérioration de la crise sécuritaire qui sévit dans ce pays de la Caraïbe depuis au moins 2018. En conséquence, la santé mentale des travailleurs de presse qui exercent dans ce contexte de crise est affectée. Pourtant, ils ne reçoivent aucun appui psychosocial dans une société où la question reste un sujet tabou. Certains abandonnent donc le métier, tandis que d’autres l’exercent péniblement.

Le contexte global en Haïti, de même que celui de l’exercice du métier de journaliste, est plus que fragile. « Il y a des situations difficiles dans lesquelles je suis sorti vivant physiquement, mais psychologiquement, je suis mort », confie Odelin Joseph, photojournaliste de l’Associated Press (AP) en Haïti depuis au moins trois ans. Le choc post-traumatique causé par les dégâts immenses occasionnés par le séisme d’août 2021 dans le sud d’Haïti l’a profondément affecté. Le mouvement de justice populaire "Bwa Kale" en avril 2023, qui consistait à décapiter et à brûler des présumés membres de gangs, a causé un deuxième choc.

Un choc qui le hante encore, et que la reproduction du même événement a récemment ravivé. "Le choc a commencé lorsque je me suis glissé sous la douche pour me laver. Soudainement, je suis plongé dans une profonde réflexion. Je me mets à réfléchir sur les personnes qui brûlaient majoritairement des jeunes dans la même tranche d’âge que moi," se rappelle-t-il. Sur le terrain, les journalistes haïtiens ont tous vécu des situations similaires, en plus de courir des dangers dans un pays où ils frôlent la mort et subissent des pressions et des menaces de la part des policiers, des gangs armés ou de la population en général.

Johnson Sabin est un photojournaliste passionné par les mouvements sociaux. Très actif sur le terrain, il se retrouve souvent dans les zones d’affrontement. Il s’interroge sur la manière dont ses collègues journalistes font face à la situation actuelle. "Quand je travaille sur le terrain, je me montre résistant. Mais c’est quand j’ai terminé mon travail et que je rentre chez moi que l’impact fatal se produit. Je me sens vidé et mentalement fatigué," révèle le photojournaliste de l’agence espagnole EFE depuis au moins trois ans.

Des conséquences tragiques

Cela signifie qu’être journaliste en Haïti, c’est être témoin du massacre de dizaines de personnes en une seule journée par des terroristes ; d’incendies criminels ravageant les marchés publics et les maisons ; de dizaines de morts après l’explosion d’un camion-citerne ; d’affrontements meurtriers entre gangs armés et policiers, ainsi que du déplacement de milliers de personnes en une seule journée.

"Des fois, cela vous pousse à réfléchir sur vous-même. Vous vous demandez à quel moment ce sera votre tour d’être victime," se plaint M. Sabin, photojournaliste depuis au moins une décennie. Et les chiffres ne mentent pas. En Haïti, de 2018 à aujourd’hui, au moins une douzaine de journalistes ont été tués, soit par la police, soit par des gangs armés, dont le nombre se situe entre 200 et 300. De plus, on compte au moins une vingtaine d’enlèvements de journalistes en échange de rançons, sans oublier ceux qui subissent des attaques, des pressions et des menaces de mort. Face à une telle situation, plusieurs dizaines ont choisi l’exil, alors que d’autres quittent le métier en attendant de quitter le pays. Continuer à faire du journalisme en Haïti, c’est faire preuve d’héroïsme.

Stress chronique, dépression, anxiété, détresse psychologique, isolement, nervosité et comportements hostiles : autant de troubles psychologiques que des journalistes haïtiens affirment connaître. Le pire moment, c’est la nuit, qui devient un véritable cauchemar. "Je commence à avoir beaucoup de difficultés à dormir comme je le faisais auparavant. Je revis souvent les images de la journée, qui reviennent en boucle dans mon esprit," raconte M. Sabin.

Pour continuer à exercer !

Pourtant, ce sujet n’est pas abordé dans le secteur et les journalistes ne veulent pas montrer leur fragilité. "Des photojournalistes étrangers viennent travailler en Haïti, puis repartent dans leur pays d’origine, laissant les zones de conflit. Même si cela leur fait de l’impact, ils reprennent leur vie après. Mais nous, Haïtiens, on y est. Les zones de conflits constituent nos lieux de travail quotidiens. On n’a pas d’autres choix," poursuit M. Sabin, qui dit vouloir prendre une pause et travailler sur d’autres sujets. Ce qui est impossible à présent en raison de l’impossibilité de circuler librement dans une capitale contrôlée à 80 % par des gangs armés qui la transforment en prison à ciel ouvert.

Pour faire face à ces situations dévastatrices, des journalistes interrogés affirment consommer beaucoup d’alcool, d’autres fument des cigarettes ou regardent des films et des documentaires. Toutefois, aucun journaliste en première ligne n’affirme avoir consulté un psychologue. Cela s’explique par le manque d’argent, ou par le manque de temps, puisque les nouvelles s’enchaînent sans interruption.

Les travailleurs de presse se plaignent de l’absence de programmes d’aide psychosociale qui leur sont destinés. Comme conséquences, certains journalistes abandonnent la couverture de ces événements, d’autres quittent tout bonnement le métier. "Je pense que je vais prendre du temps pour que je guérisse. Des fois, je sors, parce que je sens que notre travail a une importance. Il est utile, car il peut contribuer à l’apport d’une solution conclut Odelin Joseph.

 


Photo de Gadiel Lazcano sur Unsplash