Réflexions sur la couverture d'Israël en guerre

par Laura Dixon
18 juin 2025 dans Reportage de crise
Gaza

Le journaliste d'investigation Yuval Abraham dit qu'il a deux types de sources ces jours-ci : les lanceurs d'alerte au sein des forces de sécurité israéliennes qui veulent que leurs concitoyens sachent ce qui se passe, et ceux qui sont ouverts et francs sur ce qui se passe parce qu'ils pensent que toutes les actions dans cette guerre sont justifiées.

“Lorsque j'ai contacté certaines personnes, certaines des sources avec lesquelles j'ai discuté, elles ont été enrôlées ou ré-enrôlées dans les services de renseignement après le 7 octobre”, date de l'attaque du Hamas de 2023 qui a conduit à l'assaut ultérieur sur Gaza, déclare-t-il. Bien qu'ils aient été animés au départ par les horreurs de ce massacre, ils ont “très vite compris qu'ils étaient désormais impliqués dans des atrocités.”

“Il s'agit d'un groupe idéologique – les lanceurs d'alerte – qui, pensent avoir commis des crimes, porté préjudice à des familles palestiniennes, tué des gens et veulent que les Israéliens le sachent”,  explique M. Abraham. L'autre groupe, ajoutée-t-il qui défend un point de vue presque opposé, “ne voit pas ce qu'il y a de mal dans ce qu'ils ont fait.”

“Je les appelle. Je suis Israélien, j'ai un bon accent israélien, je ne suis pas menaçant, ils parlent, c'est tout”, a-t-il déclaré lors d'une table ronde au Festival international du journalisme de Pérouse en avril, pour expliquer comment il incite les gens à se confier à lui. “Quand on est curieux et qu'on veut savoir, parfois les gens acceptent.”

M. Abraham, qui était le co-réalisateur et l'une des figures clés du documentaire oscarisé “No Other Land”, est un journaliste d'investigation qui écrit pour +972, un magazine indépendant à but non lucratif dirigé par des journalistes palestiniens et israéliens, et sa publication sœur Local Call, un site d'information en hébreu.

Ces médias ont publié une série d’enquêtes détaillant l’utilisation de l’IA dans les frappes israéliennes sur Gaza, des rapports sur les témoignages de détenus victimes de torture dans les prisons israéliennes et une couverture sans faille de la dévastation à Gaza.

Pour sa couverture de la guerre et de son impact, +972 a été récompensé en avril 2025 par le prix Louis M. Lyons 2025 pour la conscience et l'intégrité dans le journalisme décerné par les membres de la Fondation Nieman de l'Université Harvard.

Francesca Caferri, correspondante étrangère de La Repubblica et animatrice du panel de l'IJF, souligne que si le journalisme israélien peut être “très fort, très efficace et très intéressant sur la corruption et sur de nombreux sujets, il l'est moins sur la question palestinienne. La plupart des médias ferment les yeux et ne voient pas ce qui se passe.” Alors, comment +972 et Local Call ont-ils réussi à combler ce vide ?

“Les médias israéliens, ce n’est pas seulement qu’ils ne s’intéressent pas à chercher des récits critiques envers l’armée, la guerre, ou qui abordent les violations des droits humains et les crimes. Je pense que même les médias les plus ancrés à gauche ou plus critiques ont tendance à se concentrer sur les actions individuelles des soldats”, affirme M. Abraham. “Ce qui relie une grande partie de notre travail, c’est notre focalisation sur le protocole lui-même, sur les règles en tant que telles. Nous nous intéressons aux décisions prises au plus haut niveau, puis mises en œuvre sur le terrain. À mes yeux, c’est cela qui est le plus déterminant - et le plus meurtrier - pour les Palestiniens de Gaza.”

“À Gaza, ce sont les dommages collatéraux qui nous intéressent”, ajoute-t-il. “Et peu de journalistes s'y intéressent.”

Travailler avec des censeurs qui regardent par-dessus votre épaule 

Meron Rapoport, responsable éditorial de Local Call, est un journaliste d'investigation primé avec plus de 30 ans d'expérience dans les médias israéliens, notamment chez Haaretz, le plus ancien quotidien d'Israël.

Il explique qu’en plus des défis habituels liés à la production de reportages d’investigation en période de conflit, en Israël, il faut toujours se demander si un reportage passera la censure.

“Israël est le seul pays, du moins dans ce qu'on appelle les démocraties occidentales, où tout ce qui concerne l'armée, les relations internationales, l'approvisionnement en pétrole d'Israël, toute information doit passer par la censure militaire du ministère de la Défense… et on ne sait pas quel sera le résultat.”

“On ne sait jamais ce qui pourrait être publié. Le problème ne réside pas seulement dans ce qui a été supprimé ou altéré, mais dans l'auto-censure qu'on s'impose à soi-même”, explique-t-il. “Il y a tellement de choses sur lesquelles on n'enquête même pas, car on sait qu'elles ne seront pas publiées.”

Pour illustrer l'impact de cette censure, il a détaillé un article qui expliquait comment l'armée israélienne utilisait des bombes dites “bunker buster” qui libèrent des gaz mortels pour cibler et tuer les militants dans les réseaux de tunnels de Gaza.

“C'est un sujet très sensible pour un État juif d'utiliser le gaz comme arme létale”, déclare M. Rapoport. “Nous avons rencontré de nombreux problèmes avec la censure lors de notre première publication, en janvier 2024. Plus tard, lorsqu'il a été révélé que des otages israéliens étaient également morts – asphyxiés par ce gaz – les médias ont commencé à en parler”, explique-t-il. “La censure nous a ensuite permis d'avoir un article beaucoup plus détaillé. Ce n'est pas seulement le fait que des informations soient interdites de publication, c'est de l'auto-censure. Dans tous les médias, y compris le nôtre.”

En examinant attentivement les données, ils ont découvert que la guerre avait conduit à une vaste campagne de censure de la part du gouvernement israélien.

En 2023, 613 articles ont été totalement bloqués par la censure et dans plus de 2 700, la censure est “intervenue”, précise-t-il. En 2024, ces chiffres ont plus que doublé.

 

Refuser de rester silencieux

Laurent Richard, fondateur de Forbidden Stories, a salué le travail de +972 et Local Call lors d'une table ronde distincte sur Gaza. “Ils font un travail remarquable”, déclare-t-il. “Il faut penser à eux, ils opèrent dans un contexte très difficile.”

Des difficultés à couvrir ce qui se passe à Gaza – les journalistes étant interdits d’accès à la bande – aux défis intérieurs liés à la couverture de l’actualité israélienne depuis le pays lui-même, les deux médias ont dû faire face à de nombreux défis.

Ghousoon Bisharat, responsable éditoriale de +972, a déclaré que dans un environnement médiatique très divisé et politisé, les deux groupes avaient réussi en partie parce qu'ils avaient réuni des journalistes des deux communautés.

“Dans toutes ces enquêtes, des journalistes et des rédacteurs palestiniens ont été impliqués. En tant que média binational, nous impliquons des Israéliens et des Palestiniens juifs à différentes étapes du reportage et de la rédaction de chaque article”, souligne-t-elle. “Cela influence considérablement la manière dont l'enquête est menée.”

Avec une équipe de seulement six employés à temps plein et M. Abraham travaillant entre les deux médias, +972 a dû s'appuyer sur un réseau de contributeurs indépendants. Les effectifs et les financements sont limités, mais être indépendant en temps de guerre offre aussi des opportunités, ajoute-t-elle.

“Être indépendant nous permet d’opérer en dehors du mécanisme des intérêts des grands groupes de médias… Nous sommes véritablement et farouchement indépendants, et totalement maîtres de notre position éditoriale”, déclare-t-elle, ajoutant que le lectorat a été multiplié par 10 depuis octobre 2023.

“Cela implique de lourdes responsabilités. C'est même parfois effrayant”, reconnaît-elle. “Mais ces enquêtes ont démontré l'importance des médias indépendants. Pas seulement en Israël-Palestine, mais partout dans le monde. En particulier des médias indépendants qui respectent les normes professionnelles les plus strictes et qui adhèrent à des principes politiques clairs et sans compromis.”

 

Yuval Abraham tenant un micro.Yuval Abraham s'exprimant lors d'un panel de l'IFJ25 à Pérouse, en Italie. Image : IFJ25, Andrea di Valvaone.

 

Le conflit meurtrier à Gaza a eu des conséquences dévastatrices sur les journalistes palestiniens, dont 180 ont été tués à ce jour, selon le CPJ. M. Rapoport, de Local Call, déclare que cela a inévitablement eu un impact sur leur réseau et laissé “un vide énorme à combler.”

L’interdiction faite aux journalistes étrangers d’entrer à Gaza signifie que toutes les informations que les médias comme le sien ont pu obtenir de la bande de Gaza, dit-il, sont dues à “des journalistes palestiniens très courageux.”

“Grâce à ce rôle particulier, nous avions beaucoup de charge mentale”, ajoute-t-il. “Des innocents sont tués chaque jour à Gaza. Nous n'avons pas empêché cela, mais au moins nous avons sensibilisé le monde entier, et peut-être même Israël, à ce qui se passe.”

 


Photo de Emad El Byed sur Unsplash

Cet article a été initialement publié par le Global Investigative Journalism Network et est republié sur IJNet avec autorisation.