Les données, au cœur de la couverture des réfugiés climatiques

16 janv 2023 dans Reportage environnemental
Sécheresse

Les données sont de plus en plus précieuses aux journalistes en première ligne face à la crise des réfugiés climatiques. Elles les orientent vers les urgences météorologiques dans des zones chaudes comme l'Asie du Sud et l'Amérique centrale et vers des êtres humains confrontés à la misère et au désespoir.

Jorge A., un agriculteur guatémaltèque, a perdu sa récolte de maïs à cause des inondations. Il a planté du gombo, mais la sécheresse l'a tué. Il craignait que s'il ne fuyait pas avec sa famille, elle ne meure elle-aussi.

L'histoire de Jorge a fait l’objet d'une enquête de data-journalisme prenante menée en 2020 par ProPublica en partenariat avec le New York Times Magazine. Présentée sous la forme d'un essai visuel, “The Great Climate Migration Has Begun”  (La grande migration climatique a commencé) explore la manière dont les changements dans les schémas de population pourraient conduire à une catastrophe et comprend des scénarios détaillant la manière dont cette crise pourrait se dérouler.

L'initiative collaborative, soutenue par le Centre Pulitzer, avait un grand objectif : modéliser, pour la première fois, la façon dont les réfugiés climatiques pourraient se déplacer à travers le monde. Cette modélisation a permis au journaliste de tirer des conclusions et de définir des "grandes orientations possibles pour l'avenir".

"Si l'exode vers les climats chauds atteint l'ampleur que les études actuelles disent probable, cela équivaudra à un énorme rebattement de la population mondiale", écrit Abrahm Lustgarten, journaliste chargé de l'environnement chez ProPublica et auteur principal de l'enquête.

Les climatologues tirent la sonnette d'alarme depuis des décennies.  Voici quelques exemples de preuves :

  • L'Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qualifie le changement climatique de "crise majeure de notre époque [...] qui pèse de manière inégale sur les personnes les plus vulnérables sur Terre". Les réfugiés climatiques sont souvent décrits comme "les victimes oubliées du monde".
  • L'Institute for Economics & Peace (IEP), un groupe de réflexion international dont le siège est à Sydney, en Australie, estime que 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées dans le monde d'ici 2050 en raison du réchauffement climatique. L'IEP gère un registre des menaces écologiques qui mesure les risques climatiques auxquels les pays sont confrontés et publie des projections pour l'avenir.
  • Une étude récente publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences estime que la planète pourrait connaître une augmentation de la température plus importante au cours des 50 prochaines années qu'au cours des 6 000 dernières années combinées.

"La question des migrations provoquées par le climat est globale. Elle affectera tout. Le coût de la résistance à la nouvelle réalité climatique est de plus en plus élevé", insiste M. Lustgarten. Il prédit que l'impact du changement climatique "sera certainement la plus grande vague de migration mondiale que le monde ait connue."

 

EL PASO. A mother and daughter from Central America, hoping for asylum, turning themselves in to Border Patrol agents. Photo by Meridith Kohut
El Paso. Une mère et sa fille d'Amérique centrale, espérant obtenir l'asile, se livrent aux agents de la patrouille frontalière.
Photo de Meridith Kohut.

Redéfinir l’objectivité dans le reportage environnemental

Les journalistes se sont positionnés en ce qui concerne leur couverture du climat. Leur vision de ce qui constitue un "reportage équilibré" est passée d’une notion d’objectivité s’appuyant sur un dialogue d’experts opposés à une approche fondée sur le "poids des preuves".

Les chercheurs ont affirmé que les médias ont déformé le consensus scientifique sur le changement climatique par des reportages "faussement équilibrés", en pratiquant le "journalisme du double point de vue", qui donnerait trop de poids aux climatosceptiques.

Les recherches menées par David Rapp, professeur de psychologie à l'université de Northwestern, mettent cette polémique au clair. Des expériences ont permis de tester la réaction des gens lorsque deux points de vue sur le changement climatique sont présentés comme également valables, même si l'un d'entre eux est basé sur le consensus scientifique et l'autre sur le déni.

"L’apprentissage le plus important, à mon avis, est que l'exposition à des points de vue non fondés, présentés comme des alternatives raisonnables, peut être problématique. Donner l’impression que les deux parties disposent de preuves et de soutiens analogues, alors que ce n'est pas le cas, crée un véritable sentiment de fausse équivalence", souligne M. Rapp, qui mène des recherches sur le langage, la mémoire et les raisons pour lesquelles les gens sont sensibles à la désinformation.

Son conseil aux journalistes : "Envisagez de fournir une indication claire et détaillée du consensus d'experts qui sous-tend les points de vue débattus, plutôt que de présenter ces points de vue seuls."

Une étude sur la nouvelle définition de l'équilibre réalisée par Courtney Perkins, reporter expérimentée pour CNN, a conclu que "les journalistes abandonnent largement la méthode du ‘double point de vue’ lorsqu’ils couvrent l'environnement afin de protéger l'exactitude de leurs articles." Elle ajoute : "C'est à nous, les communicants du monde entier, qu'il incombe de transmettre au public la gravité du changement climatique dans l'espoir d'inciter à l'action pour faire face aux menaces environnementales existentielles."

Vers plus de couverture du climat

Le journalisme climatique a franchi un cap. L'environnement est présent dans toutes les rédactions, les investissements dans les projets climatiques augmentent et la demande de spécialistes dans ce domaine s'accroît. Trois data-journalistes font partie de l'équipe climat de l'Associated Press (AP), composée de 20 personnes et créée en 2022. Deux d'entre eux fouillent dans les statistiques à la recherche de sujets, le troisième s’occupe de la visualisation.

"Le changement climatique recoupe tous les aspects de la vie. S'il s'aggrave, et il s'aggrave à mesure que la planète se réchauffe, il y aura davantage de catastrophes climatiques. Nous avons senti que nous devions vraiment intensifier notre couverture", explique Peter Prengaman, directeur de l'information sur le climat et l'environnement mondial au sein de l'AP.

Parmi les autres médias qui ont récemment élargi leur couverture du climat, citons :

  • Le Washington Post, qui a triplé les effectifs de son équipe chargée du climat en novembre pour atteindre plus de 30 journalistes et a créé "Climate Lab", une rubrique dont les reportages s’appuient sur des données et des infographies. Le Post a remporté un prix Pulitzer en 2020 pour ses reportages explicatifs sur le réchauffement climatique.
  • Deutsche Welle, qui s'est récemment associée à Covering Climate Now, un projet collaboratif rassemblant de plus de 500 médias.
  • National Public Radio (NPR), qui a créé un nouveau desk climat pour couvrir "ce qui pourrait être le sujet le plus important de notre temps". Deux reporters sont affectés au journalisme explicatif, afin d'aider le public à comprendre les changements survenus sur la planète.

Il existe de nombreuses ressources pour aider les journalistes à rendre compte de la crise des réfugiés climatiques. Parmi celles-ci :

  • Le Portail sur les données migratoires de l’Organisation internationale des migrations (OIM) : fournit des statistiques et des informations complètes et actualisées sur les données relatives aux migrations au niveau mondial, régional et national.
  • La base de données statistiques sur la population réfugiée du HCR : "contient des informations sur les populations déplacées de force [...], y compris les réfugiés, les demandeurs d'asile et les personnes déplacées au niveau international."
  • La Global South Climate Database : base de données consultable de scientifiques et d'experts du changement climatique, mise en place par Carbon Brief et l’Oxford Climate Journalism Network de l’Institut Reuters. Les journalistes peuvent contacter des scientifiques d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et du Pacifique.
  • Covering Climate Now : fournit des ressources pour couvrir l'environnement, des fiches de conseils et des exemples de reportages dans plusieurs domaines, notamment la justice climatique, les solutions face au climat et la vie en situation d'urgence.

Cet article a été adapté d’un article publié sur datajournalism.com.  Il a été édité et republié sur IJNet avec leur accord.

Photo de Mike Erskine sur Unsplash.