La guerre entraîne des déserts d'information en Ukraine

15 avr 2024 dans Lutte contre la désinformation
Monument cassé en Ukraine

Une toute première étude sur l’impact de l’invasion russe sur les médias locaux en Ukraine vient d’être publiée par l’ONG Media Development Foundation (MDF). Pendant plusieurs mois, onze oblasts, régions administratives ukrainiennes, ont été étudiées de près en ce qui trait à la couverture journalistique et à la présence de médias locaux indépendants. De là sont nées des cartes qui classent ces régions en plusieurs catégories, allant de "saine" pour les meilleures, à "partiellement saine" voire "malsaine."

"Les territoires occupés ont beaucoup de districts qui sont malsains ou partiellement sains. Il n’y a pas assez d’informations vérifiées et indépendantes qui circulent sur place," détaille Maksym Sribnyi, chef de recherche à MDF. La région de Louhansk est l’une des pires, selon le classement. Elle ne compte plus que trois médias indépendants qui opèrent tous depuis un autre territoire, en raison de l’occupation russe. 

« Le problème c’est que les histoires locales sont couvertes depuis des centres, ils ne sont donc pas au courant de tous les enjeux locaux et de ce qui se passe réellement sur le terrain », explique Maksym Sribnyi. Depuis le 24 février 2022, au moins 233 médias ukrainiens ont dû fermer, selon l’Institute of Mass Information (IMI). Parmi eux, de nombreux médias locaux qui n’ont pas résisté à la destruction du matériel par des bombardements, l’effondrement du marché de la publicité ou encore le manque d’effectifs en raison de la mobilisation. 

Pour la première fois, ce rapport introduit le concept de désert d’information, news desert en anglais, en Ukraine. Une notion très répandue notamment aux États-Unis, pour qualifier les régions qui n’ont plus de médias locaux indépendants, en raison de la crise des médias. Une situation qui a des impacts sur l’information et ultimement sur la démocratie. Les chercheurs ont par exemple trouvé plusieurs journaux “fantômes” de 8 pages à travers l’Ukraine, comme le journal Chance dans la région de Soumy, entièrement conçus avec des communiqués de presse. Mais l’étude pourrait peut-être changer la donne.

"Nous avons reçu beaucoup de messages de médias qui ont vu, grâce à notre carte, les zones mal servies et qui seraient intéressés d'y établir une présence. Nous n’avions pas pensé que notre travail pourrait servir à cela," confie Andrey Boborykin, directeur exécutif d'Ukrainska Pravda, l’un des plus grands médias indépendants ukrainien et qui est aussi à l’origine de cette recherche. 

Propagande et risques d’informer 

Sans grande surprise, les régions les plus proches géographiquement de la Russie sont celles où la situation est la plus critique en matière de médias locaux indépendants. "La Russie considère la propagande comme un élément important de son approche en Ukraine," explique Gulnoza Said, coordinatrice du programme Europe et Asie centrale du Committee to Protect Journalists (CPJ). 

"À chaque fois que les Russes occupent un nouveau territoire, l’une des premières choses qu’ils font est de faire taire les médias locaux en poursuivant les journalistes ou en les prenant en otages. Ils installent ensuite leur propre gens qui lancent de nouveaux médias avec la propagande du Kremlin."

Reporters sans frontières (RSF) rapporte d’ailleurs qu’au moins 12 journalistes locaux ont été détenus par les Russes et certains condamnés depuis le début de l’invasion en Ukraine. "La Russie traque les journalistes refusant de collaborer," écrit dans un rapport l’organisme de défense de la presse. Une répression qui serait encore plus forte en Crimée. "La Crimée est un territoire où les journalistes indépendants n’existent plus. Il y a certes des journalistes civils, qui ne sont pas des professionnels, mais beaucoup d’entre eux ont été condamnés à de lourdes peines de prison," explique Gulnoza Said.

Le risque est maintenant de voir la situation de la Crimée se répandre à l’échelle du territoire ukrainien. En attendant, pour ceux qui continuent de faire leur travail, la tâche n’est pas simple et se fait bien souvent au péril de leur vie. Au moins 11 journalistes ont été tués et 35 blessés en Ukraine depuis le 24 février 2022, selon RSF

Des médias locaux qui résistent 

"Notre travail a totalement changé depuis le début de l’invasion russe," confie Victor Pichuhin, journaliste pour le groupe Nakypilo, un média local indépendant basé à Kharviv, dans l’est du pays. D’abord, parce qu’il ne traite plus que de la guerre et de ses conséquences, mais aussi parce que les enjeux de sécurité sont majeurs. D’ailleurs, quelques jours après cette interview, il a été blessé lors d’une frappe russe en pleine nuit, qui a fait quatre morts

Depuis le début de la guerre, le paysage médiatique s’est transformé tout comme les habitudes de consommer l’information. L’application Telegram est devenue incontournable, plus de 70% des Ukrainiens l'utilisent comme le principal réseau social pour avoir accès à de l’information. "Telegram est très populaire, mais il y a de nombreuses questions en matière de sécurité. Il y a beaucoup de canaux anonymes avec de la désinformation et de la propagande," souligne Victor Pichuhin. 

Pour survivre, depuis l’effondrement du marché de la publicité, les médias locaux ukrainiens n’ont pas d’autres choix que d’avoir recours à des dons, notamment de l’étranger. "Notre plus grande préoccupation en tant que média local indépendant c’est l’argent. Beaucoup de médias dépendent maintenant de donneurs. Mais tous ne sont pas familiers avec le système de donations et ça peut être challengeant de devoir faire des propositions de dons." 

L’avenir reste donc très incertain pour ces médias locaux en Ukraine alors que la guerre ne montre aucun signe de répit. Ce qui est sûr, c’est que d’autres recherches sont en cours, pour établir une carte complète de l’Ukraine en matière de désert d’information afin de pouvoir suivre l’évolution du phénomène dans les années à venir. 


Photo de Vladyslav Huivyk sur Pexels