Imaginer une couverture responsable des suspects criminels

par Maggie Jones Patterson and Romayne Smith Fullerton
3 août 2021 dans Sujets spécialisés
marteau justice

Lorsque les noms de suspects apparaissent dans des articles sur des crimes, leurs vies peuvent être brisées sans possibilité de retour à la normale.

Depuis des années, des personnes supplient l'Associated Press, connue sous le nom de "AP", de supprimer leurs indiscrétions de ses archives. Certaines de ces demandes "étaient déchirantes", raconte John Daniszewski, vice-président chargé des normes éditoriales à l'AP, qui a contribué à la mise en place de la nouvelle politique du service d'information mondial.

Reconnaissant que le journalisme peut infliger des blessures inutiles, l'AP ne nommera plus les personnes arrêtées pour des délits mineurs lorsqu'il est peu probable que le service de presse couvre les développements ultérieurs de l'histoire. Souvent, la publication de ces histoires repose sur une bizarrerie ou un détail amusant, et les noms ne sont pas pertinents. Pourtant, les répercussions peuvent être importantes et durables pour les personnes citées.

La quantité de détails que les journalistes américains incluent dans un reportage de crime dépend de la pertinence éditoriale de la nouvelle, selon nos recherches. Une histoire mineure peut être basée uniquement sur un rapport de police. Un sujet plus important, un dont on parle autour de la machine à café, peut inclure des entretiens avec des connaissances et des enquêtes approfondies sur le passé de la personne. Quelle que soit l'envergure du sujet, dans la presse américaine, la plupart des papiers incluent l'identification complète de l'accusé.

"J'ai reçu une lettre très émouvante d'un homme qui, alors qu'il était étudiant à l'université, avait été impliqué dans un crime financier", se souvient M. Daniszewski dans une interview qu'il nous a accordée, toutes deux universitaires dans le domaine de la déontologie des médias. Lorsqu'un ancien récit de l'incident a fait surface, le jeune homme a perdu ses amis. Même son mariage à venir a été compromis jusqu'à ce qu'il puisse persuader sa fiancée et sa famille qu'il avait appris de son expérience et qu'il n'était pas un démon incorrigible.

Pour d'autres, les histoires de leurs crimes présumés sont apparues dans les recherches Google 10 ou 15 ans après l'incident, même s'ils n'ont jamais été condamnés ou si les tribunaux ont effacé leur casier judiciaire. M. Daniszewski a déclaré que de nombreuses personnes ayant fait des demandes à l'AP avaient été arrêtées pour des délits mineurs liés à la drogue, tels que de petites quantités de marijuana, mais que les récits de ces délits les empêchaient de trouver un emploi, de louer un appartement et même de rencontrer des gens sur des applications de rencontre.

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Un changement de culture

L'Associated Press, la plus grande agence de presse américaine, a été fondée en 1846. Il s'agit d'une entreprise coopérative qui compte parmi ses membres la plupart des grands médias américains et de nombreux autres pays.

La nouvelle politique de l'AP marque un changement dans la politique et la culture américaines. Elle s'éloigne un peu de la pratique traditionnelle des reportages sur les crimes aux États-Unis, qui consiste à tout révéler. Elle adopte un peu d'empathie envers les malfaiteurs dont font preuve les journalistes de certains pays européens.

Nous avons interrogé près de 200 reporters et experts des médias dans 10 pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord pour notre livre, “Murder in Our Midst: Comparing Crime Coverage Ethics in an Age of Globalized News” (Le meurtre parmi nous : étude comparative de la déontologie du reportage criminel à l'ère de l'information mondialisée). Nous avons découvert des différences significatives dans les pratiques journalistiques, malgré des institutions et des valeurs démocratiques similaires dans ces pays.

Les codes d'éthique des conseils de la presse en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède encouragent la protection de l'identité des suspects et des personnes condamnées. Ces codes sont largement basés sur le volontariat et permettent à chaque organe de presse de prendre des décisions au cas par cas, mais leur pratique par défaut est de ne pas identifier les personnes.

Dans ces pays, les journalistes ne divulguent pas les noms complets des personnes arrêtées ou même condamnées pour des crimes, sauf dans le cas de personnalités publiques ou de crimes particulièrement préoccupants pour le public. Au lieu de cela, les articles de presse ne mentionnent que des initiales ou un prénom et une initiale pour protéger cette personne de la vie publique.

Depuis 1973, les tribunaux allemands ont exigé que les reportages s'abstiennent d'identifier les détenus à l'approche de leur libération afin de permettre leur "resocialisation" et protéger leur "droit de la personnalité" ou à la réputation.

 

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Des dommages irréparables

Lorsque nous avons demandé à une responsable éditoriale de l'ANP, l'homologue néerlandais de l'AP, pourquoi son équipe taisait systématiquement les noms, elle a marqué un temps d'arrêt, puis a déclaré : "Et s'il avait des enfants ? Ils n'ont rien fait de mal". Et pourtant ils seraient irrémédiablement lésés en étant étiquetés comme la progéniture d'un criminel."

Si les journalistes allemands, néerlandais et suédois ont exprimé la même préoccupation pour les familles, ils ont également déclaré vouloir préserver la présomption d'innocence pour les personnes simplement accusées et la possibilité de reprendre une vie productive pour celles qui ont été condamnées.

Lorsque la responsable éditoriale néerlandaise a appris combien de détails extrêmement personnels les journalistes américains publiaient régulièrement sur les personnes arrêtées, elle a été choquée par ce qu'elle considérait comme cruel et contraire à l'éthique. "Pourquoi faire cela à quelqu'un ?", demande-t-elle.

La plupart des reporters américains que nous avons interrogés regrettent le tort que ces révélations causent, mais considèrent cette pratique comme un dommage collatéral. À leurs yeux, leur première obligation est de jouer le rôle de chien de garde de la police et du gouvernement. Ils estiment que le public a droit à l'information publique et qu'il ne faut jamais confier à la police le pouvoir de procéder à des arrestations non divulguées. Cet engagement est beaucoup plus profond aux États-Unis qu'aux Pays-Bas. Pour l'essentiel, "nous faisons confiance à notre gouvernement", a déclaré un responsable du syndicat néerlandais des journalistes.

“L'éthique du chien de garde occupe une place importante à l'AP, dit M. Daniszewski. Cependant, comme l'ont montré les recherches effectuées pour notre livre, l'éthique et les pratiques journalistiques sont ancrées dans la culture. Et la pensée américaine autour de la justice pénale est en train de changer”, déclare M. Daniszewski.

En 2018, The (Cleveland) Plain Dealer a commencé à étudier les pétitions demandant de retirer certains articles de ses archives. L'initiative Fresh Start du Boston Globe a pris une mesure similaire cette année. Ce sont de petits pas comparé à la garantie de l'Union européenne que les citoyens ont un 'droit à l'oubli' et peuvent faire retirer au moins certaines histoires humiliantes des archives des moteurs de recherche.

 

Et les personnalités publiques ?

Les journalistes des dix pays étudiés s'accordent à dire que le public doit être informé lorsque des personnalités politiques sont accusées de crimes liés à leurs fonctions officielles.

Lorsqu'une personnalité politique ou une célébrité est accusée d'avoir commis un crime majeur, comme un accident avec délit de fuite, la presse doit donner des noms, ont convenu la plupart des journalistes de notre échantillon. Les journalistes pensent également que la presse doit désigner les coupables lorsque les crimes politiques affectent le bien commun.

Cependant, les journalistes néerlandais et d'autres ferment souvent les yeux lorsque des célébrités ou des responsables politiques sont accusés de violence domestique ou de harcèlement sexuel, qu'ils considèrent comme des indiscrétions privées. Les journalistes américains sont plus susceptibles de considérer ces accusations comme de l'actualité.

Aux Pays-Bas, en Suède ou en Allemagne, les particuliers qui commettent des crimes, même majeurs, sont rarement identifiés dans les grands reportages, bien que leurs noms soient inscrits dans les registres publics et qu'ils puissent être révélés par les tabloïds et les sites web. Une raison : "Nous pensons que tout le monde a droit à une seconde chance", explique Thomas Bruning, directeur du syndicat des journalistes néerlandais.

Une opinion similaire est-elle en train de s'installer aux États-Unis ?

“Les États-Unis incarcèrent les délinquants dans des endroits appelés "pénitenciers", indique M. Daniszewski, c'est-à-dire des lieux de repentance. Ce terme pourrait laisser entendre que le pardon pourrait suivre, mais en fait, les condamnés sont stigmatisés à vie”, concède-t-il.

L'AP n'édulcorera jamais les récits de crimes graves ni ne blanchira la corruption publique, promet-il. Mais en parlant de la nouvelle politique de l'AP, il a déclaré : "Nous avons pensé que si nous pouvions faire moins de mal et donner aux gens une seconde chance, ce serait pour le mieux."

 


Maggie Jones Patterson, professeure de journalisme, à Duquesne University et Romayne Smith Fullerton, professeure adjointe, au département d'Information et d'études des médias, à Western University.

Cet article a été republié depuis The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l'article original.

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