Etre une journaliste femme au Liban, une “entrave” à toute avancée

3 juil 2024 dans Sujets spécialisés
Graffiti de femmes bâillonnées ou aveuglées à Beyrouth

Le paysage médiatique libanais emploie beaucoup de femmes, mais combien d’entre elles sont promues et accèdent à des postes de direction ? Si elles sont nombreuses à présenter des émissions ou à travailler sur le terrain, peu de femmes journalistes accèdent à des postes à responsabilité, selon une enquête publiée en février 2024 par le Centre Samir Kassir pour la liberté d’expression. 

Le centre, qui a interrogé 70 femmes journalistes travaillant et/ou couvrant le Liban, dresse un triste constat par rapport à la situation des femmes employées dans le domaine des médias, de nombreuses journalistes dénonçant un traitement sexiste qui les empêcherait de progresser. "36 % des journalistes interrogées estiment qu’il y a une différence entre le traitement des hommes et des femmes dans le métier," explique Nadine Moubarak, chercheuse au sein du Centre Samir Kassir à Beyrouth et qui a elle-même interrogé les journalistes sondées. "Ces journalistes pensent que le fait d’être une femme entrave leur accès à des promotions ou des augmentations de salaires, alors que ce n’est pas le cas pour les hommes," poursuit-elle.

Zakia Dirani, journaliste au Liban depuis une vingtaine d’années, considère que la situation était bien pire lorsqu’elle a fait ses débuts dans le métier, même si la situation actuelle est loin d’être optimale. "Il y a 20 ans, c’était beaucoup plus difficile pour une femme de percer dans ce métier. Les femmes journalistes ont encore des difficultés, mais moins qu’avant. Les choses avancent petit à petit," confie-t-elle. 

"Plus de chances" pour les hommes

Malgré ce constat, Zakia Dirani est formelle : "les hommes ont toujours plus de chances d’accéder à certains postes." 

"Les directeurs des grands groupes médiatiques, les rédacteurs en chef et les chefs de rubriques sont des hommes en général. On les retrouve aussi beaucoup en politique, en économie et en sport. Il y a également plus d’hommes sur le terrain lorsqu’il s’agit de couvrir des guerres," constate-t-elle. "Quant aux femmes, elles sont le plus souvent coltinées aux rubriques culturelles ou artistiques. Et quand elles travaillent dans la politique, elles sont en règle générale moins bien payées que leurs collègues masculins. Les hommes qui travaillent dans la politique ou l’économie sont mieux connectés au Liban, ce qui leur offre de nombreux avantages par rapport aux femmes," explique-t-elle. 

Et lorsque des journalistes femmes se voient offrir des augmentations ou des promotions, ces promesses sont souvent accompagnées de propositions à caractère sexuel, selon le Centre Samir Kassir. "La question du harcèlement sexuel est ce qui nous a frappés le plus dans notre étude. 70 % des journalistes que nous avons interrogées disent avoir reçu des promesses d’augmentation ou de promotion en échange de faveurs sexuelles. Il y a malheureusement des directeurs qui abusent de leur pouvoir," soupire Nadine Moubarak.

"Pour avancer dans le domaine du journalisme au Liban, il faut souvent des connections politiques. Or, les femmes sont souvent moins connectées car elles ont peur du harcèlement sexuel qui pourrait accompagner ce genre de connections," ajoute-t-elle.

Remplacées par de jeunes recrues masculines

Le sexisme dans le monde du journalisme au Liban peut même parfois conduire à préférer un homme inexpérimenté à une journaliste femme ayant déjà fait ses preuves, selon Nadine Moubarak. La chercheuse cite un témoignage recueilli dans le cadre du sondage auprès d’une journaliste ayant une trentaine d’années d’expérience. "Cette femme nous a racontés qu’elle a été chargée de former un jeune homme fraichement recruté. Quelques mois plus tard, cet homme a été promu à un poste de management, tandis que la journaliste ne s’est même pas vu proposer de promotion," raconte-t-elle. 

Même son de cloche du côté d’une journaliste active dans le domaine depuis une quinzaine d’années et qui a requis l’anonymat. "J’ai découvert à un moment qu’un de mes collègues masculins fraîchement diplômé touchait autant que moi. Je ne sais pas s’il était mieux payé parce que c’était un homme, ou parce que le média pour lequel je travaille n’a pas de politique salariale convenable. Mais j’ai senti que mes années d’expérience ne valaient plus rien. J’étais furieuse et triste en même temps," témoigne-t-elle. 

Une situation que la chercheuse du Centre Samir Kassir explique par "la culture des médias au Liban, qui prône la présence d’hommes aux manettes." 

"De nombreuses femmes considèrent qu’il y a beaucoup de barrières qui les empêchent d’aller plus loin. Parfois, elles acceptent d’être mal payées par rapport à leurs collègues masculins et pensent qu’il est normal qu’elles soient dans cette situation. Il faut les sensibiliser par rapport à leurs droits," souligne Nadine Moubarak. 

Elle appelle par ailleurs "à réformer les lois et les manières de faire dans les milieux institutionnels, de manière à assurer plus de protection aux femmes journalistes au Liban."

 


Photo de Denise Metz sur Unsplash