En pleine guerre, les médias indépendants en RDC sous pression

10 avr 2025 dans Liberté de la presse
Drapeau de la République démocratique du Congo

Lorsque le journaliste Philip Mayifilua évoque les défis de la liberté de la presse en République Démocratique du Congo (RDC) lors d’une émission de radio début février, il est loin de se douter que cela le mènera à l’arrestation.

Peu de temps après l'émission - au cours de laquelle M. Mayifilua a condamné le harcèlement fréquent des journalistes - il a déclaré qu'un ami l'avait informé que le Conseil supérieur de l'audiovisuel et de la communication (CSAC), l'organe de régulation des médias du pays, l'avait accusé de travailler dans l'intérêt du Mouvement du 23 mars dirigé par les Tutsis, plus connu sous le nom de M23, et avait menacé de le détenir. 

Soutenu par le Rwanda, le M23 est l'un des plus de 100 groupes rebelles armés qui combattent les forces de la RDC dans l'est du pays. D'anciens membres de la milice politique armée, le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), ont créé ce groupe en 2012 pour protéger la minorité tutsie.

“Je savais que l'émission de radio pouvait me causer des problèmes, mais pas au point de me faire arrêter,” déclare M. Mayifilua. “J'avais peur.” Sur les conseils de son ami, il s'est enfui en Ouganda le lendemain matin. Ce n'est pas la première fois qu'il est menacé : M. Mayifilua a été arrêté et a quitté le pays à plusieurs reprises en raison de ses reportages. 

L'expérience de M. Mayifilua survient quelques semaines seulement après que le CSAC a condamné trois médias français - RFI, France 24 et TV5Monde - pour leurs reportages biaisés sur le conflit, et plusieurs jours après que les rebelles du M23 ont pris le contrôle de Goma, la plus grande ville de l'est de la RDC, le 27 janvier. L'ONU estime qu'au moins 2 900 personnes ont été tuées et 500 000 personnes déplacées depuis la prise de Goma par le M23.

Les journalistes congolais qui couvrent le conflit sont pris dans le collimateur et submergés par la peur. Nombre d’entre eux ont été arrêtés, menacés et, selon M. Mayifilua, plus de 40 journalistes ont fui le pays.

Des acteurs hostiles

Tant le gouvernement que les rebelles du M23 ont entravé la liberté de la presse des journalistes. Le gouvernement a interdit aux journalistes de diffuser des informations liées aux rebelles du M23, et le groupe rebelle a harcelé les journalistes surpris en train de diffuser des informations qui, selon eux, favorisent le gouvernement et son armée. Certains médias ont fermé leurs portes et, en janvier, le CSAC a suspendu Al Jazeera. 

Les soldats gouvernementaux et les rebelles du M23 ont également pillé des stations de radio. Le soutien du Rwanda au M23 constitue un autre facteur défavorable aux journalistes.

Le 14 février, la journaliste indépendante Dame Tuluka* a quitté Goma en bus pour le Burundi via le Rwanda, en accompagnant sa cousine qui avait besoin de soins médicaux. À la frontière rwandaise, les douaniers ont confisqué sa carte d'identité et son passeport et l'ont arrêtée lorsqu'ils ont réalisé qu'elle était journaliste. Ils l'accusaient de travailler comme espionne pour les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un autre groupe militant.

“Ils n'arrêtaient pas de m’accabler en me traitant d'infiltrée. Ils m'ont dit à deux reprises qu'ils me tueraient si je ne disais pas la vérité,” déclare Mme Tuluka. “Ils ont pris des photos de moi, scanné les messages sur mon téléphone et m'ont dit que je restais sous leur surveillance et que mes déplacements seraient contrôlés par leurs services.”

Elle a été libérée après cinq heures de détention. “Je ne suis pas stable psychologiquement,” déclare-t-elle. “Je suis traumatisée depuis que les douaniers rwandais ont transmis mes informations à leurs systèmes de contrôle. Je pense qu'ils peuvent venir me chercher à tout moment, car l'un d'eux a déclaré avoir transmis mes coordonnées et mes conversations au chef du M23.”

L’autocensure et le stress financier

En RDC, les journalistes évitent de couvrir des sujets sensibles, comme les actes inhumains des soldats, afin d'éviter d'être arrêtés. Par exemple, plusieurs cas de violences sexuelles et de vols liés à la milice Wazalendo, qui combattait les rebelles du M23 aux côtés de l'armée congolaise, n'ont pas été signalés, déclare M. Mayifilua.

“Vous ne pouvez pas en parler dans les médias locaux, sinon ces miliciens viendront vous tuer,” déclare-t-il. “Les soldats du gouvernement pillent chaque fois qu'ils perdent un village. Mais si vous dénoncez ces actes, les autorités vous arrêteront.”

Les journalistes ont donc dû réduire leur activité professionnelle, ce qui les empêche également de subvenir aux besoins de leur famille.

“Je n'ai pas travaillé depuis l'entrée des rebelles dans la ville de Goma. Je n'ai pas d'argent. Je vis grâce aux dettes que j'ai contractées,” déclare Mme Tuluka, mère célibataire de deux filles. “Nous traversons actuellement une période très stressante.”

Soutenir les journalistes congolais

Le fait que les journalistes congolais soient pris entre les feux d’acteurs hostiles est le principal défi auquel ils sont confrontés aujourd’hui, a déclaré Gilbert Bukeyeneza, fondateur de la Coalition Ukweli, qui soutient le journalisme d’investigation transfrontalier en Afrique de l’Est.

“L'indépendance éditoriale des journalistes est menacée, car le gouvernement comme les rebelles souhaitent que les journalistes adhèrent à leurs discours,” déclare M. Bukeyeneza. “Ils veulent que les journalistes deviennent leur outil et leur canal de communication.”

Dans ces circonstances, M. Bukeyeneza exhorte les journalistes à privilégier la sécurité. “Dans ce contexte, je ne peux pas mentir aux journalistes et leur dire d'être courageux, car ils peuvent être arrêtés,” poursuit M. Bukeyeneza. 

Les médias peuvent soutenir les journalistes congolais pris au piège du conflit meurtrier en encourageant les reportages transfrontaliers. La Coalition Ukweli collabore déjà avec les journalistes dans ce sens ; certaines de ses enquêtes, notamment sur l'impact du conflit sur la sécurité alimentaire, seront bientôt publiées, affirme M. Bukeyeneza.

Ces projets transfrontaliers ne sont pas sans défis, le principal étant de réunir des journalistes de la RDC, du Burundi et du Rwanda, trois pays directement impliqués dans le conflit.

“Un article sur le M23 ne fonctionnera pas, car les opinions divergent et les journalistes des pays concernés risquent de se méfier les uns des autres,” estime M. Bukeyeneza. Il propose plutôt d’impliquer des journalistes du Kenya, de l’Ouganda et de la Tanzanie.

M. Mayiflua est de retour en RDC après un séjour de 11 jours en Ouganda. Lui et Mme Tuluka restent déterminés à changer la société grâce à un journalisme percutant.

“Nous devons lutter pour une presse libre. C'est un combat perpétuel, et je ne suis pas prête à m'arrêter,” affirme Mme Mayifilua. “Je continuerai à dire la vérité, quels que soient les risques.”

 


*Noms modifiés pour leur sécurité.

Photo de Job Bunana sur Unsplash.