Deuil et COVID-19 : comment interviewer ceux qui restent

par Abby Geluso
8 sept 2020 dans Couvrir le COVID-19
Statue symbolisant le chagrin

 

Plus de 900 000 personnes ont été tuées et plus de 27 millions contaminées depuis que le COVID-19 s'est déclaré cette année. Les familles des disparus doivent aujourd'hui faire leur deuil alors que le virus qui a emporté leurs proches continue de bouleverser notre quotidien.

Les conseillers spécialisés dans la gestion du deuil et les médecins sont les premiers experts pour aborder des conversations avec les personnes récemment touchées par le décès d'un proche. Aujourd'hui, de plus en plus de journalistes prennent le relais.

Plusieurs médias, dont le New York Times, le Washington Post et CNN pour n'en citer que quelques uns, ont publié des séries d'hommage aux victimes du COVID-19. Des journalistes de différentes rubriques ont été appelés pour produire des articles à la mémoire des disparus et nombre d'entre eux contiennent des interviews avec la famille et les amis des victimes.

Un des responsables éditoriaux du New York Times, Joshua Barone, couvre normalement les arts et l'architecture. En avril, sa rédaction lui a demandé de produire des sujets sur les décès de plusieurs figures de l'industrie musicale pour la série Those We’ve Lost.

M. Barone n'était pas novice dans le domaine du dialogue avec une personne en deuil. Il a démarré sa carrière de reporter en tant qu'auteur des nécrologies dans son journal étudiant. Il avait abandonné l'exercice depuis. C'était sans compter sur l'arrivée du COVID-19.

"D'habitude, j'écris sur la musique. Les nécrologies que j'ai écrites concernent des personnalités du milieu. Ce secteur, comme tant d'autres, a été fortement touché par la pandémie", dit-il. "La conversation a un prisme très particulier, mais les proches sont compréhensifs. Ils veulent que l'histoire de leurs proches puissent être partagée avec le monde."

La chose la plus importante à retenir est que le reporter doit aborder la discussion avec compassion, comme il traiterait n'importe quelle conversation avec une personne endeuillée.

"Il suffit d'être patient et de laisser le temps aux gens de s'exprimer", explique M. Barone, qui a interviewé la veuve de Joel Revzen, chef d'orchestre et créateur de festivals de musique, peu de temps après sa mort. "Le choc est tellement frais et récent pour ces personnes. Il leur arrive d'oublier de dire des choses et de s'en rappeler plus tard dans la conversation. Il est toujours bon dans le journalisme de se taire et d'écouter à un moment. Mais pour écrire des nécrologies, c'est crucial. Les personnes auxquelles on parle se remémorent de nombreuses choses au fil de l'eau."

Parfois, il peut être utile de parler avec vos sources à plusieurs reprises. Si la personne est submergée d'émotions ou n'a pas envie de parler, il faut pouvoir le sentir et décider si l'appeler de nouveau à un autre moment serait judicieux.

"Dans le journalisme, le gros du travail devrait être l'écoute et non l'interrogation. Les questions doivent uniquement être posées lorsque c'est le bon moment", pense Fabiola Torres, lauréate du programme ICFJ Knight et fondatrice du site d'info péruvien Salud Con Lupa, axé sur les thématiques liées à la santé. Eux aussi ont lancé leur propre projet d'hommage. "Nous essayons de voir si le moment est bien choisi pour discuter ou s'il vaut mieux appeler plus tard. Pour s'assurer que les familles qui nous informent se sentent à l'aise, on se parle à plusieurs reprises et on échange de nombreux messages pour leur assurer que les informations qu'ils nous fourniront seront utilisées de manière digne."

La psychologue Dr. Yasmine Saad conseille aux journalistes qu'ils se familiarisent avec les cinq étapes du deuil avant de prendre contact avec des familles de victimes.

"Une personne peut être en train de traverser plusieurs étapes au même moment. Elle peut être dans le déni le matin, en colère l'après-midi et dans le déni de nouveau le lendemain", précise-t-elle. "Ainsi, connaître ces différents états possibles est utile car vous pourrez évaluer leur état d'esprit au moment de la rencontre. Selon leur humeur, vous pourrez adapter votre approche."

En tant que journalistes, nous sommes habitués à relier des histoires aux personnes qu'elles concernent, et nous savons suivre notre instinct pour guider une conversation. Les entretiens pour préparer une nécrologie se basent sur ces mêmes compétences.

"Le deuil est un processus tellement personnel. La personnalité de la personne, sa culture et ses croyances y sont toutes imbriquées alors le mieux est de faire confiance à son intuition. Avoir de l'empathie signifie être à l'écoute des messages envoyés par la personne, se mettre à son niveau et essayer d'être sur la même longueur d'onde", explique Dr. Saad.

Les experts de l'Institute for Health Metrics and Evaluation de l'Université de Washington ont calculé qu'il est très probable qu'au 1er janvier 2021, 2,8 millions de personnes à travers le monde aient succombé au COVID-19. Au niveau mondial, cela correspond à plus de 25 millions de personnes qui auront perdu un proche au coronavirus à la fin de l'année, selon une étude publiée cet été qui estime que chaque victime est survécue par neuf membres de sa famille proche.

L'isolement généré par les confinements a exacerbé les conséquences de ces décès dus au virus. Les familles ne peuvent pas se réunir pour s'accompagner dans leur deuil, certains se sentent coupables si les règles de distanciation sociale ne sont pas respectées et nombreux sont celles et ceux qui n'ont pas pu aller au chevet de leurs proches à cause des restrictions de déplacement. Ainsi, la perte d'un proche durant cette pandémie des conséquences inédites sur leur capacité à faire leur deuil.

Se nourrir de sa propre expérience du deuil est utile pour le reconnaître et le comprendre mais Dr. Saad déconseille de partager avec son sujet ses propres histoires de deuil.

"Chaque personne est différente et lorsque vous partagez votre histoire, la personne qui l'écoute sentira qu'il ne s'agit pas de la même chose. Partager son histoire n'est pas utile car cela implique une comparaison : vous invitez la personne à sortir de la tristesse de son histoire afin qu'elle entre dans la vôtre", dit Dr. Saad. "Cela part d'une envie de montrer son empathie mais peut se retourner contre vous."

Le deuil est universel mais il s'exprime différemment chez chacun. Bien que ce ne soit pas facile à vivre ou à faire, les journalistes se mobilisent pour mettre en avant les histoires de ceux que la maladie a emporté. Comme le recommandent Dr. Saad, M. Barone et Mme Torres, abordez vos entretiens et vos articles avec la compassion, la patience et la flexibilité nécessaire.


Abby Geluso est une journaliste freelance basée à New York.

Image principale sous licence CC par Unsplash via K. Mitch Hodge.