Comment faire des reportages visuels sur les violences sexuelles en temps de guerre

par Dart Centre Europe
27 mai 2022 dans Reportage de crise
Photographe

Lorsque vous faites un reportage sur les violences sexuelles en temps de guerre, les choix visuels que vous faites, qu'il s'agisse de séquences filmées ou de photographies, sont d'une importance vitale. En particulier aujourd'hui, à l'ère du numérique, les images ont une vie qui s’étend bien au-delà de la date de publication de votre sujet. Il est essentiel que les personnes survivantes comprennent parfaitement comment elles seront présentées visuellement et quelles en seront les implications. Vous devez prendre en compte les questions suivantes :

  • L'identification des survivant.e.s est-elle fortement justifiée, ou est-il plus sûr de commencer par l'anonymat ?
  • Les personnes ont-elles donné leur consentement éclairé pour être photographiées ou filmées ? Comprennent-elles la portée des réseaux sociaux, qui peuvent être vus dans leurs communautés ?
  • Y a-t-il quelque chose dans l'image qui pourrait révéler leur identité par inadvertance ?
  • Comment puis-je les impliquer dans la réalisation de l'image afin qu'elles soient à l'aise avec le produit final ?
  • Et la vérification éthique de base : serais-je heureux que moi-même ou un membre de ma famille soit filmé ou photographié de cette façon ?

"Soyons clairs : les images liées aux viols en situation de conflit et de survivant.e.s de viols doivent être réalisées et largement diffusées. Elles doivent simplement être faites différemment, de manière à protéger les sujets, à indiquer le contexte, à ne pas perpétuer les stéréotypes ou clichés et à ne pas être présentées par les médias comme une sorte de solution magique pour les survivant.e.s." - Nina Bermana

Les images sont une composante essentielle des reportages sur les conflits, y compris sur les violences sexuelles et sexistes, et peuvent être un moyen puissant de communiquer avec les lecteurs. Mais les survivant.e.s peuvent également subir des préjudices considérables, qui vont au-delà des risques liés aux simples interviews.

Les clichés visuels sont fréquents, comme montrer la personne survivante comme isolée et brutalisée, en retrait de son propre environnement, ou se concentrer sur les dommages physiques. Dans certains cas, cela peut également rappeler une longue histoire d'images racistes datant du colonialisme et de l'esclavage. L'éducation visuelle est une composante essentielle de cette démarche.

De plus, à l'ère du numérique, les images sont facilement partagées, sur différents appareils et sur différentes plateformes, ce qui signifie que les survivant.e.s peuvent être hanté.e.s par ces images, même dans des communautés éloignées, et ce pendant des années. Durant les guerres des Balkans des années 1990, il est arrivé que des femmes se marient sans dire à leur mari qu'elles avaient été violées. Peu de gens imaginaient que les documents d'archives pourraient encore être disponibles en ligne, des décennies plus tard.

L'ère numérique donne également lieu à un nombre croissant de reportages basés sur l'image, et la pression exercée sur les responsables éditoriaux et les photographes pour qu'ils produisent l'image la plus choquante et la plus attrayante peut être forte. Il peut en résulter des images qui fétichisent le corps d'une survivante ou l'identifient inutilement.

Comme nous l'avons vu dans la section 3 sur le consentement, il est bon d'impliquer les personnes interrogées dans les décisions concernant la manière dont elles seront représentées. Les journalistes qui ont rendu compte du viol des femmes yazidies par Daech pensaient garantir l'anonymat des femmes en les photographiant à visage couvert, mais en fait, elles étaient facilement identifiables au sein de leur communauté par leurs yeux et leurs foulards distinctifs.

Faire des choix visuels efficaces et éthiques

Alors que les photojournalistes subissent souvent la pression de la rédaction pour obtenir l'image la plus percutante, il est possible de réaliser des images de survivant.e.s de violences sexuelles en temps de guerre qui ne nuisent pas aux sujets et évitent les clichés, même lorsqu’on manque de temps. Voici quelques questions à vous poser sur les images que vous prenez :

  • Pourriez-vous partir du principe que toutes les images de survivant.e.s seront anonymes, et que les personnes ne seront identifiées que si cela est fortement justifié ? Envisagez d'en discuter en détail avec votre rédacteur en chef avant d'arriver à destination.
  • Il existe de nombreux moyens puissants et créatifs de réaliser des images qui n'identifient pas les survivant.e.s. Il faut y réfléchir bien à l'avance. Conservez peut-être un album numérique des nombreuses façons dont d'autres ont réussi à le faire.
  • Étant donné que la commande porte sur un viol, soyez attentif à la façon dont vous représentez le corps de la victime. Sur quelle partie du corps attirez-vous l'attention et comment pouvez-vous éviter toute perception de la personne comme un objet sexuel ?
  • Essayez d'éviter les clichés visuels qui suggèrent que la personne est seule ou détruite. Dans certains cas, l'isolement extrême peut être la réalité de l'histoire, mais généralement les gens ont un contexte plus large de soutien et il est plus juste de le montrer.
  • Si vous utilisez des techniques numériques pour masquer l'identité, les pixels d'origine doivent être supprimés de l'image, et pas seulement floutés, et, bien sûr, vous devez vous assurer qu'il n'y a pas de métadonnées qui indiquent le lieu. Il est également important de réfléchir aux personnes susceptibles d'être présentes au moment où les images sont prises et aux raisons de cette présence. Voici quelques points à prendre en compte :

Le sujet souhaite-t-il que quelqu'un soit présent à ses côtés ou y a-t-il des personnes autour de lui qui ne devraient pas regarder ? Pour les réalisateurs de documentaires, envisagez de réduire l'équipe au minimum.

Une fois les images prises, pensez à les montrer aux survivant.e.s pour leur permettre de dire si la captation leur convient.

Assurez-vous que les survivant.e.s comprennent que leurs images peuvent être conservées pendant très longtemps et qu'elles peuvent être partagées sur plusieurs plateformes, même au sein de leur propre communauté.

Existe-t-il des moyens de ne pas précipiter la mission ? Pourriez-vous discuter à l'avance du déroulement du tournage et expliquer combien de temps cela prendra ? N'oubliez pas que les enfants ne peuvent jamais donner leur consentement pour que leur identité soit partagée, qu'un adulte le fournisse ou non.

Le photojournalisme et les responsables éditoriaux

"Je peux comprendre qu'un photographe n'ait pas toutes ces choses en tête, mais un responsable éditorial, c'est tout simplement choquant. J'ai l'impression que pour les rédacteurs en chef, il y a une plus grande responsabilité en termes d’éducation visuelle et de prise en compte du contexte historique." - Nina Berman

Les photographes interagissent avec les survivant.e.s et prennent des décisions sur les choix visuels. Mais les rédacteurs en chef assument la responsabilité ultime des images commandées et choisies parmi un ensemble de photos avant qu'elles ne parviennent au public. Une image appropriée pour une page intérieure, où il a un sens et un contexte, peut avoir un impact tout à fait différent si elle est seule sur une couverture ou dans un post Instagram.

Ayant l'avantage de l'expertise et du temps pour penser stratégiquement loin des pressions du terrain, les responsables éditoriaux doivent considérer le langage visuel auquel une photographie peut faire référence, délibérément ou par inadvertance. Par exemple, il y a une longue histoire d'images de personnes réduites en esclavage que les reporters d'images travaillant dans les pays en développement doivent éviter.

Les responsables éditoriaux photos peuvent également avoir la main sur des décisions concernant la vie d'une image (sa licence et sa disponibilité) ainsi que la manière dont elle est utilisée sur les réseaux sociaux.

En tant que responsable éditorial, vous pouvez travailler avec des collègues de longue date tout comme commander à des pigistes que vous n'avez jamais rencontrés. Prendre le temps d'une brève conversation de 10 minutes sur les limites à établir, le consentement plein et conscient et l'anonymat peut faire une énorme différence. Voici quelques éléments à prendre en compte :

  • Avez-vous eu une véritable conversation avec les photographes au sujet du consentement ? (Voir la section #3)
  • L’identification des survivant.e.s est-elle vraiment nécessaire ? Quels traitements visuels pourraient fonctionner et préserver leur anonymat ?
  • Les légendes font partie de l'histoire et, tout comme les images, elles ne doivent pas fétichiser ou stigmatiser la personne.
  • Pouvez-vous donner une date limite d’utilisation aux images de survivant.e.s des violences sexuelles en temps de guerre ? Pouvez-vous en faire des objets à usage unique qui ne seront pas vendus à des agences ?
  • Comment utilisez-vous les images sur les réseaux sociaux ? Devez-vous montrer le visage ou le corps d'un.e survivant.e sur Instagram, par exemple, ou existe-t-il un autre moyen de promouvoir le sujet qui ne laisse pas un.e survivant.e individuel.le en porter tout le poids ?

aNina Berman est une photographe documentaire qui a couvert des conflits en Bosnie et en Afghanistan. Contributrice aux recherches de ce projet, elle a écrit sur l’éthique de la photographie en temps de guerre et de paix et est professeure de journalisme à l’Université de Columbia. Pour en savoir plus : https://dartcenter.org/resources/visual-choices-covering-sexual-violence-conflict-zones

Photo de Wes Powers sur Unsplash

Cet article a d’abord été publié par le Dart Centre Europe dans le cadre d’une série de ressources sur la couverture des violences sexuelles en temps de guerre. Il a été republié sur IJNet avec leur accord.