Alexis Lévrier, historien des médias : « Si l’extrême droite arrive au pouvoir, la démocratie risque de disparaître » 

28 juin 2024 dans Liberté de la presse
Bulletin en train d'être inséré dans une urne de vote

37 %.

C’est le score record des principaux partis d’extrême droite français, le Rassemblement national (RN) et Reconquête, aux élections européennes du 9 juin. La liste de la majorité présidentielle, Besoin d’Europe a, elle, obtenu 14,60% des voix, celle du Parti socialiste et de Place publique, Réveiller l’Europe, 13,83 %. Face au choc de ce résultat, le président Emmanuel Macron a annoncé le même soir, lors de son allocution télévisée, la dissolution de l’Assemblée nationale. Avec pour conséquence la tenue de nouvelles élections législatives le 30 juin et le 7 juillet. La tendance semble se confirmer : les différents sondages classent le RN en tête, devant le Nouveau Front Populaire (l’union des partis de la gauche) et Ensemble, le groupe d’Emmanuel Macron. Ce qui paraissait impossible il y a vingt ans, c’est-à-dire la victoire d’un parti d’extrême droite, devient possible.

"Jamais depuis la Libération, l’extrême droite, en France, ne s’est trouvée si près de la victoire. Elle porte un projet de démolition sociale, de repli chauvin, de discrimination raciste, sexiste, homophobe, de guerre aux minorités, de basculement liberticide et de régression écologique." 

Ce sont là les premiers mots de la tribune "Pour un front commun des médias contre l’extrême droite" publiée le 19 juin sur le site de Reporterre et signée par plus de 90 médias qui appellent à soutenir la mobilisation sociale contre l’extrême droite qui menace, selon eux, la liberté de la presse. 

Quelles seront les conséquences pour les médias et les journalistes si l’extrême droite accède au pouvoir ? IJNet en a discuté avec Alexis Lévrier, historien des médias et maître de conférences à l’université de Reims. 

Que pensez-vous de la tribune publiée par Reporterre ?

Il est évident que l’arrivée au pouvoir de l'extrême droite va rendre difficile l'exercice du métier de journaliste. C’est déjà le cas d’ailleurs. Selon l’extrême droite, les journalistes sont tous de gauche voire des islamo-gauchistes, éminemment woke. Les médias et les journalistes ont raison d’avoir peur. Toutefois, je regrette qu’il n’y ait pas plus de médias -notamment ceux qui se disent neutres- signataires de cette tribune.

Quelle évolution avez-vous observée dans les médias qui expliquerait cette montée de l’extrême droite ?

La presse s’est affaiblie à cause de la crise du numérique, du COVID-19, d’un désamour pour le métier de journaliste. À cela, il faut ajouter une crise économique qui a fragilisé le secteur et favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs tels que l’industriel Vincent Bolloré. Ce dernier a fait mainmise sur la vingtaine d’hebdomadaires de Prisma Média cédés par le groupe Bertelsmann avant de racheter le Journal du dimanche (JDD) et Paris Match. Or rien n’endigue cette concentration des médias parce que notre système de régulation est obsolète. La loi qui régit la concentration des médias date de 1986 et interdit sous certaines conditions de posséder à la fois un quotidien, une radio et une chaîne de télévision. Vincent Bolloré, malgré la taille de son empire (qui compte des activités dans la presse, l’édition, la publicité, l'audiovisuel, la musique) n’a encore racheté aucun quotidien : il échappe donc à cette règle. L’industriel a su tirer profit des failles de notre système médiatique et culturel.

Quelle est la responsabilité de la presse dans cette possible victoire du RN ?

Il y a une critique radicale des médias et elle vient de la gauche. Bourdieu, Acrimed, Le Monde diplomatique ont documenté et expliqué que les médias avaient permis l’accession de l'extrême droite. On peut notamment reprocher aux médias traditionnels la couverture de la campagne présidentielle de 2022. Ils ont en effet emboité le pas aux médias de Bolloré qui dictaient les thèmes à l’agenda, à savoir Islam, sécurité, immigration. Ils ont aussi repris leur obsession du clash et de l'invective. BFMTV, par exemple, à force d’imiter CNEWS, a perdu sa première place au bénéfice de son concurrent. 

Le paysage médiatique actuel est modelé par Bolloré. Eric Ciotti, le président des Républicains (parti de droite) a consulté l’industriel avant son coup d’éclat d’un accord avec le RN le mardi 11 juin. Le soir même, il était l’invité de l’émission Touche pas à mon poste animée par Cyril Hanouna. La France a assisté en direct à l’union des droites. Bolloré organise donc la vie politique en plus du paysage médiatique. Les journalistes ont une responsabilité à titre individuel et collectif mais il est très difficile de lutter : le combat est inégal. D’ailleurs, plusieurs chroniqueurs de CNEWS sont désormais candidats du RN et éructent leur haine à mesure qu’approche le pouvoir.

Quels sont les dangers que représente l’extrême droite au pouvoir ?

La démocratie risque de disparaître dans sa forme actuelle ainsi que tous les contre-pouvoirs. Si le RN arrive aux affaires, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) sera vidée de sa substance. C'est ça qui rend cet événement tragique. Malheureusement, il y a très peu de réaction dans la société civique. 

Pourtant, on observe le même schéma dans tous les pays autoritaires. En Italie, Hongrie ou aux Pays-Bas, l’extrême droite hurle à la censure avant d’arriver au pouvoir, et quand elle gouverne, elle pratique la censure totale. La présidente du Conseil italien Giorgia Meloni cherche à modeler l’audiovisuel public à son image, de manière à le transformer en outil de propagande. En France, le RN a annoncé que France Médias Monde (FMM), qui regroupe RFI et France 24, ne serait pas privatisé, mais France 2, France 3 et Radio France, oui. Je n’y crois pas car un tel organe audiovisuel ne serait pas intéressant comme espace publicitaire pour les nouveaux acteurs, et le parti de Marine Le Pen aura, lui aussi, besoin d'outils de propagande. D’autant plus que 2025 marquera la fin du budget de financement de l’audiovisuel public, qui dépendra désormais du bon vouloir de l’Etat.

Partagez-vous l’idée que le président Emmanuel Macron a largement contribué à cette tragédie ?

Emmanuel Macron risque de rester dans l'histoire comme le président qui a permis au RN d’accéder au pouvoir. Il a tout fait pour installer un face-à-face avec le RN, avec pour garantie de gagner les élections. De fait, il a aidé à banaliser l’extrême droite. C’est pour cette raison qu’il vit l’échec aux européennes comme une blessure narcissique. Néanmoins, si le RN passe, le Président va tout essayer pour limiter son emprise sur la société. Si le RN ne gagne pas, ce sera la promesse d’une amélioration des outils de régulation tels que l’Arcom et les Etats généraux de l’information portés par Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), décédé le 8 juin. Tout est possible.


Photo de Arnaud Jaegers sur Unsplash