10 questions à poser lorsqu’on couvre des catastrophes naturelles

par Rowan Philp
16 mars 2023 dans Reportage de crise
Deux hommes poussent une voiture, au milieu d'une rue inondée

Le tremblement de terre catastrophique du 6 février en Turquie et en Syrie a rappelé aux journalistes du monde entier que, de plus en plus, les "catastrophes naturelles" ne sont pas uniquement naturelles. Elles sont souvent aggravées par des erreurs humaines, la négligence ou la corruption.

Un bon point de départ pour les journalistes d’investigation est d'éliminer l'idée que les dommages causés par une catastrophe naturelle comme les tremblements de terre en Turquie sont simplement dus à des "faits de la nature".

Par exemple, alors que des dizaines d'entrepreneurs liés à l'effondrement de bâtiments ont été arrêtés en Turquie, nombre de ces structures n'ont jamais été renforcées en raison de lois d'amnistie imprudentes adoptées par des hommes politiques et d'autres fonctionnaires qui n'ont pas eu à répondre de leurs actes.

À la mi-février, on comptait au moins 40 000 morts, un bilan encore aggravé par cette négligence, selon les experts.

Compte tenu de l'impact du changement climatique, de la corruption et de l'érosion des institutions démocratiques au cours de la dernière décennie, il est plus important que jamais que des journalistes vigilants enquêtent activement sur les conséquences des inondations, des tremblements de terre, des tsunamis, des éruptions volcaniques et des typhons, et demandent aux principaux acteurs impliqués de rendre des comptes, que ce soit à distance ou sur le terrain.

Le journaliste Rajneesh Bhandari, fondateur du Nepal Investigative Multimedia Journalism Network, a couvert les conséquences du tremblement de terre de 2015 au Népal pour le New York Times, National Geographic et d'autres médias. Cet événement a fait environ 9 000 morts.

"J'étais dans un poste de police en charge de la circulation et j'ai utilisé leur réseau Internet pour envoyer mon premier article", se souvient-il au sujet d'un reportage vidéo qu'il a réalisé pour le Times.

M. Bhandari explique que les enquêtes sur les catastrophes font appel à de nombreuses méthodes classiques de surveillance, telles que les bases de données et les outils de télédétection, les recherches sur les réseaux sociaux et le suivi de l'argent, en particulier, dit-il, dans la phase de reconstruction, où le risque de corruption est élevé. Cependant, il remarque que ces histoires exigent des efforts supplémentaires de la part des journalistes d'investigation : faire des reportages sur le terrain (ou s'associer à un collaborateur sur place), faire preuve d'empathie pour les survivants et les familles en deuil, et continuer à poser des questions nouvelles et inédites dans les semaines et les mois qui suivent l'événement.

Un bon point de départ pour les journalistes de surveillance est d'éliminer l'idée que les dommages causés par une catastrophe naturelle comme les tremblements de terre en Turquie sont simplement dus à des "actes de la nature". Il faut plutôt y voir un mélange d'événements dangereux et d'actions humaines. Ensuite, commencez à suivre les pistes d’investigation : l'argent, les personnes, les besoins imprévus, les fonctionnaires responsables. Votre enquête pourrait bien être la première à mettre en évidence ce qui s'est réellement passé, sauvant ainsi des vies à l'avenir.

Dans cette optique, voici 10 questions que les responsables éditoriaux et journalistes d'investigation doivent poser, à leurs sources et à eux-mêmes.

1. Où est l’argent des dons d’urgence ? Où sont les obstacles qui les empêchent d’arriver à bon port ?

Les catastrophes déclenchent le déblocage de millions de dollars d'aides, de subventions pour la reconstruction et de ressources de secours. Outre les cas de corruption, les journalistes ont souvent révélé des erreurs de distribution alarmantes et des défaillances systémiques d’approvisionnement qui détournent ou bloquent cet argent. Le Centre for Investigative Journalism, au Népal, a réalisé un reportage remarquable sur les goulots d'étranglement dans le financement de la reconstruction suite au tremblement de terre dévastateur de 2015 dans le pays, qui a montré que seulement 3 % de l'argent avait aidé les survivants déplacés au bout de 21 mois. Voici les questions-clefs à se poser sur le suivi de l'argent : "Qui sont les personnages clefs de la chaîne de distribution et qui supervise ce processus ?", "Des provisions d'urgence ou de la nourriture ont-elles été volées ou détournées vers le marché noir ?" et "Comment les prestataires de services privés ont-ils été choisis, et ont-ils respecté les contrats ?"

2. La catastrophe a-t-elle été empirée par l’activité humaine, avant et après l’événement ?

Cette simple question peut déclencher de nombreux angles d'investigation, qu'il s'agisse d'articles rapides sur les échecs de planification et les erreurs de communication ou sur les effets à plus long terme du changement climatique. À quelques exceptions près, les catastrophes naturelles sont généralement prévisibles et peuvent être atténuées grâce à la planification, à l'affectation des ressources et, dans des cas comme les ondes de tempête des ouragans, les éruptions volcaniques et les tsunamis, grâce à des avertissements publics donnés en temps utile. Les dégâts et les pertes humaines peuvent être limités par une mobilisation efficace et coordonnée des pouvoirs publics, comme on l’a vu en Nouvelle-Zélande en 2010 avec la réponse réussie au tremblement de terre d'une magnitude de 7,1 à Canterbury, qui n'a fait qu'un seul mort.

3. La catastrophe a-t-elle engendré des fuites ou des contaminations toxiques depuis des sites limitrophes ?

La catastrophe nucléaire de Fukushima, et les erreurs techniques et de communication, qui ont suivi le tsunami de 2011 au Japon en sont l'exemple le plus connu. Mais les tremblements de terre, les inondations et les tsunamis peuvent avoir des effets en chaîne, comme la contamination issue des raffineries de pétrole, des bases militaires et des usines chimiques endommagées, qui ne sont souvent révélés qu’à travers une enquête journalistique.

Les journalistes doivent veiller à éviter les stéréotypes, à contextualiser leurs témoignages d’incidents de type pillage et expliquer les conditions auxquelles est confrontée chaque communautés touchées.

4. Le bilan humain a-t-il été aggravé par la corruption ou le copinage ?

Selon une étude publiée dans la revue Nature, 83 % de tous les décès dus à l'effondrement de bâtiments à la suite de tremblements de terre au cours des dernières décennies sont survenus dans des pays caractérisés par une corruption systémique. Les auteurs ont observé que les mauvaises pratiques de construction sont "largement responsables de l’évolution de tremblements de terre modérés en catastrophes majeures". Dans d'autres cas, des dirigeants irresponsables ont nommé des relations de copinage incompétentes à des postes critiques d'intervention d'urgence, tandis que la corruption et le détournement illicite des fonds de secours ont entraîné de nouvelles pertes humaines, comme cela s'est produit après les inondations massives au Pakistan en 2022.

5. Que disent les données au sujet de problèmes au sein des agences de gestion des catastrophes ou d’inégalités quant aux aides fournies lors de crises ?

En 2021, le journaliste du Washington Post Andrew Ba Tran a fouillé dans les bases de données gouvernementales pour montrer que le taux d'approbation de l'aide de l'Agence fédérale américaine de gestion des urgences (FEMA) avait chuté de 63 % en 2010 à seulement 13 % en 2021. L'équipe a également comparé les données relatives à l'assistance offerte avec les catégories raciales des données de recensement pour montrer que l'assistance avait été systématiquement refusée aux survivants noirs de la catastrophe dans le "Sud profond" de l'Amérique.

6. Comment parler de manière éthique des pillages ou de situations de non-droit parmi les survivants ?

Il ne s'agit pas vraiment d'un angle d'investigation, mais cela vaut la peine d'être noté : attention aux stéréotypes et aux préjugés. Comme l'a constaté la chercheuse Nadia Dawisha en analysant la couverture médiatique de l'ouragan Katrina de 2005 aux États-Unis, les survivants noirs sont souvent décrits comme des criminels, tandis que les survivants blancs sont présentés comme des personnes cherchant de l'aide. Elle souligne qu'une personne afro-américaine transportant de la nourriture d'un magasin était décrite comme un "pilleur", tandis qu'une personne blanche faisant de même était décrite comme "à la recherche de nourriture". Les experts insistent sur le fait que les journalistes doivent éviter les stéréotypes et rendre compte des pillages ou autres incidents similaires dans le contexte des situations auxquelles est confrontée chaque communauté concernée.

7. Que pouvons-nous apprendre des nouveaux acteurs de l’urgence ?

Comme l'a expliqué à GIJN Josephine Schmidt, rédactrice en chef de The New Humanitarian, la réponse aux catastrophes et l'industrie de l'aide humanitaire, qui pèse 30 milliards de dollars US, ne sont plus l'apanage des gouvernements, des Nations unies ou des grandes ONG. Elles comprennent désormais des particuliers, des communautés en ligne et même des pompiers volontaires qui se rendent sur les lieux des catastrophes à leurs propres frais. Ces acteurs peuvent vous fournir des informations issues de sources indépendantes, importantes et crédibles, un accès précieux et même jouer le rôle de lanceurs d’alerte.

8. Quelles menaces à la santé publique pourraient découler de la catastrophe ?

Les nouvelles circonstances qui découlent des catastrophes, notamment la contamination de l'eau potable et les défaillances des systèmes d’assainissement, ont souvent entraîné de nouvelles vagues de décès dus à la maladie après les catastrophes naturelles. De plus, les perturbations des services de santé quotidiens essentiels, des comprimés contre la tuberculose aux soins prénataux en passant par les ventilateurs, doivent être examinées de près.

9. Qui cherche à profiter de la catastrophe ?

Les catastrophes passées ont vu l'émergence d'une variété alarmante d'opportunistes : des instigateurs de désinformation idéologique aux fonctionnaires corrompus en passant par les escrocs qui se font passer pour des victimes afin de détourner les dons en ligne. Quelques semaines après le tremblement de terre de 2010 en Haïti, un fonctionnaire en congé de l'aéroport international endommagé de Port-au-Prince a tenté de m'extorquer moi et un pilote privé en échange de notre droit de partir, obligeant le pilote à éloigner l'avion d'un gang violent convoqué par ce fonctionnaire sur le tarmac.

10. Que ne voit-on pas ?

Qu'il s'agisse du manque d'artisans qualifiés nécessaires aux projets de reconstruction ou des communautés pauvres qu’on abandonne face à de futurs désastres, les problèmes liés aux catastrophes sont si nombreux qu'ils nécessitent un brainstorming régulier de la part des rédactions. Faites-nous savoir si vous avez des idées à ajouter, et nous les intégrerons dans un guide plus approfondi sur les enquêtes en cas de catastrophe sur lequel nous travaillons actuellement.

Pour aller plus loin

How to Report on Disasters (Comment couvrir les catastrophes)

Guide pour trouver et utiliser des images satellites

Changement climatique : ce que peuvent faire les journalistes


Cet article a d’abord été publié par GIJN et a été republié sur IJNet avec leur accord.

Photo : Saikiran KesariUnsplash.