Repenser notre traitement médiatique de la police

par Zion Adissem
27 juil 2020 dans Sujets spécialisés
Voiture de police

Les meurtres de Breonna Taylor, George Floyd et nombre d'autres aux Etats-Unis ont mis les journalistes et les rédactions face à leur responsabilité lorsqu'ils produisent des reportages sur la police et ses actions : les choix de langage et de terminologie doivent être réfléchis, avec attention et intention.

Le rôle du journaliste est de faire prendre leurs responsabilités aux personnes puissantes et aux institutions. Ceci nécessite une analyse critique des mots que l'on utilise, et de comment ceux-ci peuvent influencer la perception que le public a de ces mêmes institutions. Ainsi, la terminologie utilisée par les journalistes informe la compréhension du public américain de la police.

Une grande partie du vocabulaire que nous utilisons pour parler du métier de policier ne peut être séparé de biais raciaux historiques, implicites et tenaces. Les choix du langage utilisé par les journalistes prennent d'autant plus de poids si on considère la manière disproportionnée avec laquelle les Américains noirs sont touchés par les violences policières aux Etats-Unis.

"Les journalistes peuvent se retrouver à protéger le système en place sans s'en rendre compte. Si on utilise les mots que ce système nous donne pour le désigner, on fait fausse route", explique Morgan Givens, journaliste audio et producteur pour la National Public Radio et WAMU.

[Lire aussi : Manifestations aux Etats-Unis : pour un journalisme sans préjugés]

 

Par exemple, depuis des années, les journalistes et experts critiquent l'expression "officer involved shooting” ("fusillade impliquant un officier de police"). Ils soutiennent qu'il s'agit de jargon euphémisant qui permet de déresponsabiliser la police. L'expression a d'abord été utilisée par la police de Los Angeles (LAPD) dans les années 80, notamment le lieutenant Charles Higbie, qui était en charge de l'unité dédiée aux fusillades impliquant des officiers. Cette équipe a depuis été reconnue pour avoir couvert les circonstances précises de fusillades policières.

Cette expression est donc vague à dessein, et suscite plus de questions que de réponses. Elle ne précise pas le degré d'implication de l'officier et permet aux institutions policières de nier leur responsabilité.

"Le système s'équipe de termes qui permettent de rejeter sa responsabilité", dit M. Givens. "Cela permet de détourner l'attention de la personne qui commet l'action. Cela enlève le poids de cette action du dos d'un système qui participe à ce genre de comportement violent."

Au lieu de donner du crédit à des termes comme "fusillade impliquant un officier de police" dans nos articles de journalisme, il serait donc plus précis de décrire ces morts causées par la police comme "le meurtre policier de X", ou "mort causée par X".

Certains Américains utilisent des expressions colloquiales comme "boys in blue” ("les gars en bleu") or “New York’s finest” ("les meilleurs de New York" en référence aux officiers de police de la ville de New York). Ces termes évoquent automatiquement des images de justice et de vertu. Même si les rédactions évitent de les utiliser, l'expression plus communément usitée "law enforcement" ("forces de l'ordre") peut aussi être questionnée, car elle peut tout autant sous-entendre un traitement privilégié de la police.

"Parler de 'forces de l'ordre' perpétue l'idée selon laquelle la loi, l'ordre, serait un corps indépendant et objectif et non une institution ancrée dans notre société", explique Dr. Jean Beaman, professeure de sociologie à l'Université de Californie à Santa Barbara, dont l'objet d'étude est de voir comment les personnes marginalisées comprennent leur place dans la société sur des bases raciales ou sociales.

Pour comprendre les biais intrinsèques à l'expression "forces de l'ordre", il nous faut déconstruire la notion d'une application égalitaire de la loi, notamment lorsqu'on prend en compte les facteurs raciaux, détaille Dr. Beaman. Par exemple, les Américains noirs sont plus souvent interpellés par la police sur la route ou dans la rue que les Américains blancs.

Le terme "forces de l'ordre" aura aussi différentes significations pour différentes personnes car cette institution est perçue différemment selon le groupe ethnique auquel on appartient, ajoute Dr. Abraham Aldama, de l'Université de Pennsylvanie. Une étude publiée en 2016 a révélé que parmi les Américains adultes, 35 % des Noirs pensaient que la police de leur quartier faisait du "bon travail" pour traiter les différents groupes éthniques et raciaux de manière égalitaire contre 75 % des Blancs.

Afin d'être plus précis, les journalistes et leurs rédacteurs-en-chef doivent faire preuve d'esprit critique et interroger l'utilisation du terme "forces de l'ordre", son manque de neutralité et de précision. En effet, il peut donner un vernis positif aux actions de la police dans l'esprit de lecteurs.

Selon Dr. Beaman, une des actions à prendre dès aujourd'hui pour améliorer le vocabulaire utilisé par les rédactions est que celles-ci recrutent dès maintenant plus de profils issus de la diversité, tant pour des postes de journalistes et qu'au sein de leurs instances de direction éditoriale. C'est la première étape d'une longue liste qui permettra de donner une pluralité de points de vue dans nos reportages.

Quant à lui, M. Givens pense que pour avancer, il faut lire davantage et se poser encore plus de questions. C'est un travail constant. Il propose que chacun se pose ces quatre questions à chaque fois qu'il ou elle utilise une expression consacrée pour décrire la police (ou toute autre institution) :

  1. Qui vous l'a apprise ?
  2. Qui bénéficie de son utilisation ?
  3. Quelle(s) croyance(s) aide-t-elle à maintenir ?
  4. Que signifie-t-elle d'un point de vue sociétal ?

M. Givens ajoute également : “Même en tant que journalistes, nous faisons partie de la société, nous y avons été élevés. Nous avons appris les mêmes choses. Désapprendre pour mieux pouvoir écrire nos reportages avec plus de vérité est difficile."


Zion Adissem est journaliste freelance à Pittsburgh en Pennsylvanie aux Etats-Unis. Il a produit des podcasts et monté des projets autour des sujets de culture et de communauté pour l'info locale et le secteur non-lucratif.

Image principale sous licence CC par Unsplash via Matteo Modica.