Taïwan : guerre d’information entre médias "bleus" et "verts"

14 juil 2022 dans Liberté de la presse
Chiang Kai-Shek Memorial Hall, Taiwan

Jeune démocratie se développant sous la menace de son puissant voisin, Taïwan est à la 38e position du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, tout en étant aussi l'une des démocraties avec le taux de confiance le moins élevé dans les médias. L'environnement médiatique de Taïwan reflète son univers politique : il questionne les liens avec la Chine et se divise quant à la conception du pays. De ce fait, résulte une société extrêmement polarisée. Mais certains, notamment les plus jeunes, dérogent à la règle.  

Cet article est le second d'une série de trois, réalisée par la journaliste Alice Hérait, sur le thème "Taïwan : un environnement médiatique vraiment libre ?". 

Les politiciens taïwanais sont à cran, alors que les élections municipales et régionales de novembre 2022 approchent. Lin Chih-Chien, candidat du Parti Démocrate Progressiste (DPP) à la mairie de Taoyuan, une grande ville de l'île, est accusé par le Parti d'opposition, le Kuomintang (KMT), d'avoir plagié son mémoire de Master en 2007. "Toute une partie de l'article est emprunté à un magazine" titre la chaîne pro-KMT TVBS, l'une des plus regardée de l'île. De son côté, la chaîne pro-DPP Formosa TV, également très populaire, fait des critiques du député Chen Yun-Peng, le bandeau principal de son journal : "Le KMT confond Lin Chih-Chien avec Li Meizhen", faisant référence à une conseillère municipale KMT également accusée d'avoir plagiée sa thèse.

Difficile d'avoir le fin mot de l'histoire lorsque chaque famille médiatique insiste sur les informations qui favorisent leur camp politique, et prend soin d'omettre celles qui mettraient à mal leur argumentaire. Dans ce feuilleton à rebondissements, qui semble occuper la presse taïwanaise depuis début juillet, les médias "bleus", proches de l'opposition, soulignent les incohérences et les paroles exaspérées du politicien Lin Chih-chien, tandis que les "verts", proches du gouvernement, insistent sur le caractère dramatique des accusations du KMT.

Une confiance faible dans les médias

Souvent décrite comme l'une des sociétés les plus libres d'Asie, Taïwan est aussi l'une des démocraties où la confiance dans les médias est l'une des plus faibles. "Quand les Taïwanais voient ces chaînes, ils voient des interventions défendant un camp ou l'autre, ils ne pensent pas que ce sont des informations fiables", commentait déjà Will Yang, du pure-player taïwanais, The Reporter, deux mois avant le scandale impliquant M. Lin Chih-Chien. 

Le phénomène ne s'arrête pas aux chaînes de télévisions. Hormis le quotidien originaire de Hong Kong, Apple Daily, dont la version taïwanaise est en train d'être rachetée, chaque revue défend les intérêts d'un des deux camps politiques, et ce particulièrement en ce qui concerne la politique intérieure. "À Taïwan, la liberté d'expression est assez bonne, mais dans le fond, il y a de la manipulation, des publicités, l'aspect commercial est énorme. [...] le problème est que les médias sont détenus par des businessmen", explique encore Will Yang. 

Sur l'île de 24 millions d'habitants, on dit souvent que si l'on étudie mal à l'école, on devient journaliste. Une expression qui montre l'idée que se font les Taïwanais de leur univers médiatique. Menés en priorité par de grands groupes, les médias taïwanais sont enclins au sensationnalisme et la recherche du profit, ce qui limite leur capacité à fournir une information impartiale et susciter un débat public fructueux. 

"En surface, l'environnement médiatique est très libre, aucun type d'article n'est interdit", souligne Mme Chen*, une journaliste expérimentée au sein d'un magazine. "Mais en réalité, il est difficile de se faire de l'argent grâce aux contributions individuelles. Il y a tellement d'informations gratuites, tellement de compétition", révèle la reporter qui ne souhaite pas révéler son identité, craignant que de telles critiques puissent impacter sa carrière. "Les médias reposent énormément sur les sponsors, les investisseurs privés ou les aides du gouvernement local ou national", poursuit Mme Chen. 

Pour elle, rien n'est fait à Taïwan pour encourager une couverture non biaisée de l'actualité.

"Je pense qu'il est devenu très commun pour le gouvernement de récompenser, via des aides budgétaires, les médias qui leur font une couverture avantageuse."

D'autre part, selon Mme Chen, alors que la plupart des Taïwanais consomment des informations via les réseaux sociaux, le gouvernement se sert des algorithmes pour mettre en valeur leurs contenus.  "Nous le voyons chez nous : lorsque nous publions un article qui promeut une politique du gouvernement, il y aura plus de visibilité sans que nous ne fassions rien. On pense que c'est le gouvernement qui paye pour promouvoir ce contenu. De même, les contenus qui critiquent le gouvernement n'auront pas beaucoup de visibilité."

"Parfois j'ai l'impression que la seule opinion valable est celle qui dit "Taïwan est un pays indépendant et le Parti Démocrate Progressiste (DPP) est génial", se désole encore Mme Chen. Le DPP auquel est affiliée la présidente élue en 2016, Tsai Ing-wen, fût autrefois un Parti persécuté pendant la loi martiale, quand le KMT régnait en Parti unique. Aujourd'hui au pouvoir, le DPP jouit d'une extrême popularité au sein de la population, notamment des plus jeunes, mais aussi à l'extérieur du pays pour son attitude défiante vis-à-vis de Pékin, qui convoite et menace l'île. 

"Fake news"

"La désinformation venue de Chine existe, mais je pense que la réelle crise vient de l'intérieur" souligne Mme Chen. Les fake news venues de Chine sont devenues le cheval de bataille du gouvernement. À plusieurs reprises, les parlementaires de la majorité présidentielle, ainsi que le palais présidentiel, se sont permis de catégoriser certaines informations comme "fake news".

"Quand le gouvernement est en position de déclarer que quelque chose est une "fake news", cela ouvre les portes aux abus", déclarait en 2020 Steven Butler, coordinateur Asie du Comité de protection des journalistes (CPJ) au magazine Foreign Policy

"En attirant l'attention sur la désinformation chinoise, le gouvernement crée une pression. N'importe quelle critique envers eux a un rapport avec de la désinformation ou des menaces extérieures", soutient encore Mme Chen qui déplore la disparition progressive, au sein de son magazine, d'articles sur la Chine. "Les gens ne veulent plus lire sur la Chine, mais sur le long terme, je ne pense pas que ce soit sain. Nous avons le droit de ne pas aimer la Chine, mais nous devons la comprendre !".

"Dans cette ère digitale, la suppression n'a plus besoin de prendre la formes de balles ou de bâtons" poursuit encore Mme Chen. À mesure que la société est de plus en plus polarisée, il est de plus en plus difficile pour les journalistes de fournir une information solide et impartiale tout en maintenant des revenus stables. Reste encore que dans une démocratie en pleine expansion, une poignée de médias refusent de se plier à la manipulation et au sensationnalisme. 


Photo Rovin Ferrer via Unsplash, licence CC


*Ce nom a été modifié, il s'agit d'un nom fictif