"Tous les jours, pendant sept ans, je me demandais pourquoi j’étais en vie", Myriam Silenko, journaliste pigiste depuis 30 ans, a perdu ses deux maris en l’espace de deux ans. Le premier, Nicolas était aussi journaliste pigiste.
"La rédactrice en chef m’a payée 50 % de moins"
"Parfois je me demande comment j’ai fait pour m’en sortir", s’étonne encore la journaliste qui a tout porté seule, sans vraiment s’arrêter. L’impact sur son travail ne tarde pas. Elle écrit un article qui lui prenait auparavant un jour, en trois. Une fois, elle rend un article qui demande plus de travail que d’habitude : "La rédactrice en chef m’a payée 50 % de moins, alors qu’elle savait ce que j’endurais".
Un accident domestique – Myriam glisse et se casse une vertèbre – oblige la pigiste à rester immobilisée pendant trois mois. C’est à ce moment seulement que Myriam lâche prise et recommence à aller mieux. Elle a également été suivie par un psychologue pendant cinq ans. "Chacun sa méthode, mais moi, ça m’a boostée", commente-t-elle.
"Chacun a sa manière de vivre le deuil, il n’y a pas de conseil magique sur la manière dont les gens devraient réagir", abonde dans son sens Dietmar Heller, psychologue clinicien à Montpellier. Et le professionnel de rappeler les travaux de Christophe Fauré, le psychiatre qui a théorisé les quatre phases du processus de deuil. Il y a d’abord le choc, la sidération face à l’événement, puis la fuite (qu’on peut appeler aussi le déni) et la recherche de l’être cher dans tout, vient ensuite la déstructuration ou la pleine conscience de la dure réalité avec une souffrance au paroxysme, enfin la restructuration ou la reconstruction de la personne différente qu’on devient et la création d’un nouveau lien avec la personne disparue.
Pour Dietmar Heller, ce processus dépend du lien avec la personne décédée, de son état de santé ou son âge : "on ne réagit pas de la même manière si celle-ci avait 80 ans ou 20 ans, sans vouloir dire que la douleur sera moindre". Des propos qui résonnent en écho à l’histoire de Chloé.
"J'ai bugué un quart d'heure puis j'ai pleuré"
Après deux ans et demi de piges, Chloé a décroché un CDI en mars dans un hebdomadaire de la campagne rhodanienne, dans le sud-est de la France. À 76 ans, en 2022, son père décède d'un infarctus en rentrant d'un tour de vélo. "Quel énorme choc ! J'ai bugué un quart d'heure puis j'ai pleuré. Mais je ne réalisais pas encore."
Le lendemain,Chloé rentre en Bourgogne. Elle reprendra le travail une semaine après. La vie continue, avec des jours plus difficiles que d’autres. Comme cette semaine où la journaliste a couvert un suicide, recueilli un témoignage sur les violences conjugales et réalisé une interview au parti politique d’extrême-droite, le Rassemblement national (RN).
"C'était pénible d'enchaîner toute cette violence en pensant en même temps à mon père… Je réussis à me contenir la journée mais souvent, le soir, je pleure."
Dietmar Heller a pour coutume de poser ces questions à ses patients : "Où ressentez-vous la personne décédée ? De quoi avez-vous besoin pour le moment ?". "Si la mort était davantage intégrée dans la vie de tous les jours, cela donnerait une explication à quelque chose qui n'est pas acceptable car chacun cherche une explication", observe le psychologue clinicien.
Ce qui aide Chloé à vivre avec cette douleur, ce sont bien sa famille, son travail qui lui occupe l’esprit, ainsi que ses collègues. Chloé avait des articles à boucler, son équipe a pris le relais. Ils lui ont même conseillé de prendre le temps nécessaire avant de reprendre le travail. "J’ai l’impression d’être plus proche d’eux que tous mes anciens collègues…"
"L'année dernière, un de mes meilleurs amis s'est suicidé. Là, le fait d'être pigiste, donc isolée, a rendu l’épreuve plus dure à vivre."
"Personne n’a cherché à savoir comment j’allais"
Abélia a 33 ans. Journaliste indépendante depuis sept ans, elle alterne piges et CDD. Son père est décédé en 2019.
Quand l’inévitable s’est produit, Abélia a, elle aussi, ressenti un gros choc, puis un vide qui a laissé place à une dépression. "Je sentais que je n’étais plus comme avant. Je n’avais plus goût à la vie."
Quelques jours avant, la trentenaire devait rendre un article. Dans l’incapacité de travailler, la journaliste explique la situation à son employeur mais ne reçoit que de l’indifférence : "Personne n’a cherché à savoir comment j’allais".
Comment a-t-elle remonté la pente ? Outre ses proches et amis, Abélia a entrepris un suivi psychologique à l’été 2019, qui lui a permis de mettre des mots sur ce qu’elle traversait. Elle a également repris le sport et rejoint un groupe de parole des personnes endeuillées, où l’"on te laisse pleurer si besoin, sans te taper dans le dos". Quant au confinement de mars 2020, il s’est avéré salutaire. Abélia, qui a enchaîné les piges pour continuer de subvenir à ses besoins, confie s’être enfin retrouvée : "Je suis devenue ma priorité, et ça m’a fait du bien".
"Un jour, ça va mieux"
Certains y arrivent seuls, d’autres ont besoin d’aide. Audiens, le groupe de protection sociale des professionnels de la culture, de la communication et des médias offre un service de soutien aux personnes endeuillées. Il s’agit notamment de colloques sur la question du deuil et de groupes de parole qui aident à la libération de la parole. "Dans les deux cas, nous avons un problème d’information, car le deuil reste un sujet confidentiel. Difficile donc de toucher les personnes concernées", reconnaît Isabelle Thirion, la directrice du service.
À ce dispositif, s’ajoute le fonds social, une aide financière non plafonnée, accessible sur dossier social anonyme, à destination de ceux qui sont confrontés à toutes difficultés sociales.
De son côté, Dietmar Heller propose de travailler essentiellement à partir de l’hypnose et surtout l’EMDR, de l’anglais Eye Movement Desensitization and Reprocessing, c’est-à-dire désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires. Cette psychothérapie permet de résoudre les traumatismes. "Il s’agit d’un traitement adaptatif : on n'oublie pas, on fait en sorte que la souffrance n’aille pas au-delà de nos limites", explique le professionnel.
Abélia, comme toutes les personnes qui participent à cet article, souhaite lever le voile sur le tabou qui entoure le deuil en France : "Les gens ne savent pas comment réagir, c’est normal. Essayez juste de comprendre que si nous ne décrochons pas votre appel, ce n’est pas contre vous. Parfois, la moindre action nous demande tellement d’énergie ! Et notre réalité, notre temporalité, ne sont plus les mêmes que les vôtres".
"Plus de 10 ans après, c’est parfois difficile", plussoie Myriam, qui voit encore sa psy de temps à autre. "Si j’ai un message à transmettre, c’est qu’un jour, ça va mieux."
Photo : Umit Bulut, via Unsplash, licence CC