Mali : la presse face au silence des personnes ressources

Apr 15, 2025 em Lutte contre la désinformation
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Les personnes ressources sont essentielles au travail du journaliste, car elles fournissent des informations fiables, des analyses expertes et des témoignages de première main. Pourtant, au Mali, après l'arrestation de plusieurs leaders d'opinion, ces voix se sont tues, plongeant les médias dans une quête difficile d’expertise et d’analyses impartiales.  

Depuis près de cinq ans, les journalistes maliens peinent à obtenir des interventions de spécialistes, notamment des enseignants-chercheurs. Sidi Kounta, journaliste présentateur pour Horon TV, en fait l’amère expérience avec son émission Lumière, dédiée à l’actualité générale. Il confie que son programme est devenu "orphelin de ses experts." Pour lui, la cause de ce silence est claire : une pression constante qui pèse sur ceux qui osent encore s’exprimer.  "Certains des experts que j’invitais régulièrement sont aujourd’hui en prison pour leurs opinions," déplore-t-il. 

Parmi eux, Étienne Fakaba Sissoko, économiste et enseignant-chercheur, ainsi que Adama Diarra, alias "Ben le cerveau," leader du mouvement Yèrèwolo debout sur les remparts. Ces arrestations ont nourri un profond sentiment de crainte chez les leaders d’opinion, qui préfèrent désormais le mutisme afin d'éviter des représailles. 

Les émissions portant sur la politique, l'économie ou la sécurité nationale peinent ainsi à réunir des experts. L’exemple le plus récent en date concerne l’annonce de la réduction du train de vie de l’État par le Premier ministre. "Je voulais inviter Amadou Albert Maïga, économiste et membre du Conseil national de transition, mais il a trouvé un prétexte pour décliner mon invitation. Pourtant, auparavant, il acceptait volontiers," regrette M. Kounta. Même constat avec Dr Abdoul Karim Diamoutene, un habitué de l’émission, qui lui a récemment annoncé qu’il préférait "se retirer" en raison de la situation actuelle.  

Ce phénomène ne touche pas que les plateaux télévisés. Koureichy Cissé, chef du desk politique au journal Mali Tribune, partage le même constat. "Un expert en sécurité, que je consultais régulièrement, refuse désormais toute interview," témoigne-t-il.  Pour M. Cissé, cette situation affecte tous les journalistes maliens : "Tout le monde a peur de critiquer ou de prendre une position contraire à celle du gouvernement. Il y a un véritable harcèlement : insultes, dénigrement, menaces, et même des arrestations."  

La montée des "ultracrépidariens"  

Face à ce silence des experts, "la nature ayant horreur du vide," un nouveau phénomène a émergé : celui des ultracrépidariens, ces personnes qui prennent la parole sur des sujets qu’elles ne maîtrisent pas.  "Nous assistons à une explosion de faiseurs d’opinion qui commentent l’actualité sans véritables connaissances. Ils manipulent l’opinion publique avec des discours biaisés, souvent basés sur des mensonges," s’inquiète Koureichy Cissé.  Ce phénomène est amplifié par l’absence de régulation des réseaux sociaux et l’essor des Web TV et des "vidéomans," ces influenceurs autoproclamés. "Ces comptes anonymes propagent des discours extrêmes et manipulent les foules," ajoute le journaliste.  

Dans de nombreuses interventions sur les plateaux de web TV, Boubou Mabel, un vidéaste malien, propage des contre-vérités. Par exemple, après l'acquisition d'un radar par l'armée malienne, il a affirmé que cet équipement permettrait d'intercepter des appels téléphoniques, voire de lire dans les pensées des terroristes. Un autre exemple est celui d'Aboubacar Sidiki Fomba, président de la commission santé du Conseil National de Transition (CNT), qui s'exprime sur de nombreux sujets sans réelle expertise. Il a notamment déclaré : "La guerre entre la Russie et l'Ukraine n'est ni due à l'OTAN ni à une volonté expansionniste de Poutine. Elle a été provoquée à cause du Mali, sous l'impulsion des ennemis de notre pays.”

Une liberté de presse sous pression  

Le classement mondial de la liberté de la presse par Reporters sans frontières place le Mali à la 114e position sur 180 pays. Cette situation s'explique par l’insécurité, la menace terroriste et l’instabilité politique, qui entravent l’accès des journalistes aux informations. Koureichy Cissé nuance cependant : "On ne peut pas dire que personne ne parle au Mali, mais il est indéniable que plusieurs leaders d’opinion sont aujourd’hui en prison pour leurs idées." Parmi eux, Adama Ben Diarra, alias "Ben le cerveau," Youssouf Bathily, dit "Rasbath," du Collectif pour la Défense de la République (CDR), Étienne Fakaba Sissoko, enseignant-chercheur, ou encore Rose Doumbia, militante contre la vie chère.  

En plus des arrestations et des pressions exercées sur les experts, la liberté de la presse au Mali est mise à mal par la suspension de Joliba Tv News. La chaîne privée Joliba TV News a été suspendue pour six mois par la Haute Autorité de la Communication (HAC). Cette décision fait suite à une plainte du Conseil supérieur de la communication du Burkina Faso auprès de la HAC, après des propos tenus sur la chaîne par Issa Kaou Djim, homme politique malien, qui avait critiqué les militaires au pouvoir au Burkina Faso. Depuis, Issa Kaou Djim a été condamné à deux ans de prison, et Joliba TV News est fermée depuis quatre mois. Cette suspension est perçue par de nombreux observateurs comme une nouvelle entrave à la liberté d'expression et un signal supplémentaire du climat de plus en plus restrictif pour les médias au Mali.

Face à ces défis, certains journalistes tentent de contourner la censure. Koureichy Cissé, dans la presse écrite, garantit l’anonymat à ses sources pour préserver leur sécurité.  Pour Sidi Kounta, la télévision est plus exposée. "Parfois, nous devons abandonner certains sujets, faute d'intervenants. Dans d’autres cas, nous faisons appel à des confrères journalistes spécialisés pour combler le vide." 

 


Photo de Mika Baumeister sur Unsplash