Invasion de l'Ukraine par la Russie : mon travail de journaliste sur le terrain

Mar 8, 2022 em Etre freelance
Un drapeau ukrainien flotte

Actuellement basée en périphérie de Kyiv, je couvre l'invasion de l'Ukraine par la Russie depuis un village situé à 15 minutes de la capitale ukrainienne. La violence extrême générée par le conflit rend le travail de journaliste ardu, mais le quotidien est facilité par l’aide des populations locales. 

Je suis arrivée en Ukraine le 1er mars dernier, cinq jours après le déclenchement de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, avec le photojournaliste Nicolas Cortes. Je ne serais jamais partie seule sur un terrain si difficile. Le travail en duo a largement facilité notre quotidien. Avec Nicolas, nous discutions de l’Ukraine depuis plusieurs semaines, mais la décision de partir s’est faite rapidement après le déclenchement de la guerre. Nous sommes arrivés depuis la Roumanie, au point de passage de Siret. L’émotion générée par la guerre en Ukraine a créé un élan de solidarité immense des populations locales envers les réfugiés et envers ceux qui, comme nous, travaillent sur l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Entraide

Depuis notre arrivée, en Roumanie puis en Ukraine, nous avons été constamment hébergés chez l’habitant. Des locaux nous ont aussi à plusieurs reprises aidés à trouver des informations et nous ont proposé de faire un bout de trajet avec eux. L’entraide généralisée facilite fortement notre travail de journaliste. En Ukraine, du fait de l'invasion, nous ne pouvons pas louer de voiture et le train n’est pas un moyen de transport pratique depuis la frontière roumaine, surtout pour atteindre le village où nous sommes basés.

Une fois passée la frontière, à Tchernivtsi (Ukraine), nous avons trouvé un convoi humanitaire pour nous emmener jusqu’à Ternopil. Un habitant de Kyiv nous a ensuite emmenés de Ternopil jusqu’au village où nous sommes basés, entre Kyiv et Vassylkiv. La route n’étant pas sécurisée, les chauffeurs s’informaient régulièrement sur les bombardements russes.

Pour les journalistes, il est préférable de se déplacer avec des Ukrainiens qui connaissent le terrain et ont de nombreux contacts dans la région, qu’ils peuvent mobiliser rapidement pour obtenir des informations en matière sécuritaire. Dans notre village (que je préfère ne pas identifier clairement), nous sommes accueillis chez la mère d’une amie. Depuis notre arrivée, elle nous a fait entrer en contact avec la population locale, avec les autorités, et nous aide à traduire nos conversations contre une compensation financière. 

Risques sécuritaires 

À mesure de notre avancée vers l’Est, la situation sécuritaire s’est dégradée. Les sirènes d’alarme se font de plus en plus courantes. Dans notre village, les bruits d’explosion sont constants. Ils ont généralement lieu à une trentaine de kilomètres, dans la banlieue nord de Kyiv, mais éclatent parfois à proximité, car une localité stratégique pour l’armée russe, Vassylkiv, se trouve à 10 km.

Les bombardements russes ont aussi touché des zones résidentielles et tué des civils à plusieurs reprises, notamment dans le village voisin de Markhalivka. Le risque est grand pour les journalistes qui couvrent ce conflit, comme pour le reste de la population civile. Cela rend le travail difficile, car notre attention est constamment portée sur les risques alentour et nous devons nous déplacer régulièrement en cas de danger.

Pour travailler dans ces conditions, il faut être constamment informés et écouter notre instinct et notre stress, qui nous aident à identifier les situations dangereuses, sans se faire engloutir par celui-ci, au risque de perdre pied. 

La banlieue sud de Kyiv où nous nous trouvons est de plus en plus touchée par les affrontements directs entre soldats russes et forces armées ukrainiennes (au sol). Les forces russes avancent en prenant les petites localités depuis le nord-ouest pour entourer la capitale Kyiv. Dans les villages, la peur est vive.

Parfois, les volontaires ukrainiens combattants peuvent aussi constituer un danger pour les journalistes. Ils sont postés aux entrées de notre village pour contrôler les identités. Très méfiants, souvent inexpérimentés, ils sont armés et pourraient réagir violemment dans ce contexte incertain, rendant notre travail plus anxiogène encore. 

Notre quotidien est aussi marqué par une grande incertitude. Le conflit évolue très rapidement et nous devons nous préparer à l’éventualité d’un manque de vivres, à l’impossibilité de se déplacer, ou à une coupure prochaine des communications. Nous avons quelques réserves de nourriture. Pour communiquer, Nicolas Cortes a une puce française qui donne un accès internet partout en Europe, et j’ai acheté une puce ukrainienne.  

Méfiance généralisée 

Avant notre arrivée dans la périphérie de Kyiv, nous avons constamment rencontré des personnes prêtes à nous parler, malgré une certaine méfiance, notamment aux points de passage pour se rendre vers Kyiv. Arrivés dans notre village, nous ressentons plus fortement la défiance des populations. Alors que je souhaitais poser quelques questions à des habitants qui patientaient devant une épicerie, plusieurs personnes se sont braquées, indiquant qu’il était préférable de ne pas répondre à mes questions, qu’il fallait rester prudents. Ils étaient hostiles, soit parce qu’ils ne veulent pas être identifiés dans les médias, soit parce qu’ils pensent que nous pourrions être des "saboteurs russes". Plusieurs personnes, depuis notre arrivée au village, ont refusé les interviews et les photos. Les conditions de travail pour les journalistes se dégradent donc à mesure que le conflit s’intensifie. 

Je tiens à remercier les nombreuses personnes qui nous ont aidés à réaliser notre travail dans de bonnes conditions depuis notre arrivée en Roumanie puis en Ukraine.  


Photo d'illustration, Max Kukurudziak, via Unsplash, licence CC


NDLR : Inès Gil a depuis quitté le village dont elle parle dans l'article. Elle se trouve toujours en Ukraine et continue son travail de journaliste indépendante.