Protection des lanceurs d’alerte au Sénégal : un projet qui tarde, avec polémique

20 août 2024 dans Liberté de la presse
Graffiti à Dakar au Sénégal

A l’occasion du Conseil des ministres du 17 Avril 2024, le 5ème Président sénégalais Bassirou Diomaye Diakhar Faye avait demandé au Ministre de la justice de lui soumettre, avant le 15 mai 2024, un projet de loi garantissant la protection des lanceurs d’alerte. Cependant près de trois mois après le délai fixé par le nouvel homme fort du Sénégal, sa volonté reste en l’état. Quelles sont les raisons du retard pour l’effectivité de ce projet de loi ? Dans ce reportage, des acteurs concernés donnent leurs avis.

Lancer une alerte est un droit. Le législateur protège ceux qui en font usage contre toute forme de représailles et d’abus. L’adoption d’une loi à cette fin devait être effective, ou en cours, au Sénégal.

Mais l’annonce du projet de loi est toujours sans suite. Un retard qui n’a pas empêché la polémique. C’est le cas dans le cercle des médias, où Madame Mariama Sy Coulibaly, directrice de la radio centrale FM, indique que depuis l’annonce du Président, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, "Tout le monde s’est déclaré lanceur d’alerte." Et de s’interroger : "Qu’est ce qui les motive ?"

Pour Mme Coulibaly, "il faut qu’au niveau des organisations qui soutiennent les lanceurs d’alerte, que des mémorandums soient faits pour qu’on puisse reconnaître les lanceurs d’alerte."

S’inspirer de la législation française

La loi au profit des lanceurs d’alerte peine à être matérialisée, malgré son adoption le 15 mai dernier par le conseil des ministres. "Cela est dû au fait qu’il faut d’abord définir qui est lanceur d’alerte et celui qui ne l’est pas," indique Mademba Ramata Dia, Directeur de publication du quotidien Direct News. Dans cette veine, M. Dia estime "qu’il convient de délimiter la frontière tenue entre lanceurs d’alertes et dénonciateurs tous azimuts." A l’en croire, "la loi doit être bien pensée et repensée pour ne pas laisser la voie aux règlements de compte." Selon lui, "il serait bien de s’inspirer de la législation française, tout en prenant compte de la sociologie et des spécificités sénégalaises." Car, dit-il, "c’est à ce prix que nous arriverons à préserver la cohésion sociale."

Une loi non encore venue à l’Assemblée Nationale

"Qui est lanceur d’alerte et qui ne l’est pas, quelle est la finalité de cette loi ? Tant que nous ne connaissons pas les contours de cette loi, il est difficile d’apprécier sa pertinence," alerte le député Moussa Diakhaté, président de la Commission des lois à l’Assemblée Nationale. "Quel est le champ d’action de cette loi ?" s’interroge-t-il.

Pour lui, "en terme de priorité, il s’agit de travailler la loi sur l’accès à l’information, qui a été portée pendant des années par l’Article 19." [Ndlr : Article 19 est une ONG]

Moustapha Diakhaté de se justifier : "Pour moi, cela permettrait d’abord aux uns et autres, aux hommes de médias, aux journalises ou simples citoyens, de pouvoir accéder à l’information."

C’est pourquoi M. Diakhaté dit préférer attendre le contenu de la loi sur les lanceurs d’alerte, pour pouvoir l’apprécier avec objectivité. "Toujours est-il que, tout ce qui participe à clarifier le jeu, à rendre plus lisible, plus audible, plus visible la voie de la transparence, la voie de la bonne gestion, nous applaudissons, nous encourageons," a-t-il déclaré. N’empêche, à son avis, la priorité est ailleurs : "Si réellement nous sommes dans la logique du tryptique de ce nouveau régime, à travers son slogan 'Jub, jubbal jubanti' (ou droiture, probité et exemplarité), la priorité consiste à permettre aux Sénégalais d’accéder à l’information, pour juger de la pertinence de nos gouvernants d’aujourd’hui, d’hier et de demain," s’est-il justifié.

Pplaaf alerte le gouvernement sénégalais

"Pour réussir une loi concrète, précise, conforme aux recommandations internationales et conforme à la réalité sénégalaise, il s’agit de présenter une définition claire sur le lanceur d’alerte qui identifie les statuts des lanceurs d’alerte, les outils, les organisations qui peuvent accompagner ces personnes, de mettre en place des canaux de signalement sécurisés pour la protection des lanceurs d’alerte, de créer une autorité indépendante pour la réception des déclarations," souligne pour sa part Monsieur Jimmy Kande, Directeur de la Plateforme de protection des lanceurs d’Alertes en Afrique (Pplaaf). Pour lui, si ce projet passe, "le Sénégal sera le premier pays francophone qui va se doter d’une loi sur la protection des lanceurs d’alerte."

Pour Marie Paule Conare, Coordonnatrice chargée de projets à Pplaaf, informe que "le Ministère de la justice sénégalaise a pris en compte les recommandations de leur organisation pour une meilleure loi sur la protection des lanceurs d’alerte." Pour elle, "l’annonce ne suffit pas. Il faut accompagner cette belle initiative avec des actions concrètes." A son avis, "on fait souvent la confusion entre le lanceur d’alerte et d’autres acteurs, comme le journaliste ou activiste. Le lanceur d’alerte n’est pas un journaliste, tout comme le journaliste n’est pas un lanceur d’alerte." Leur plateforme s’engage à soutenir ce projet du gouvernement sénégalais, "sous réserve de lever toute ambiguïté," a-t-elle tenu à souligner.

En somme si le projet de loi sécurisant les lanceurs d’alerte tarde devenir un acquis démocratique au Sénégal, son annonce soulève interrogations, réflexions et attentes.


Photo de Ewien van Bergeijk - Kwant sur Unsplash