Pourquoi les journalistes devraient adopter une approche “féministe décoloniale” dans leur couverture médiatique

18 sept 2024 dans Diversité et inclusion
Woman holding fist aloft while silhouetted by the sun

L’écart entre les genres dans l’actualité conduit souvent à une couverture médiatique qui ne reflète pas correctement les expériences des femmes et des genres, identités et expressions dissidents – ceux qui existent en dehors des cadres normatifs “traditionnels”, tels que le binôme homme/femme. 

Selon le Reuters Institute, les femmes n’occupent que 24 % des postes de rédaction senior sur les cinq continents. Les hommes sont 2,5 fois plus couverts que les femmes dans les médias. 

Avoir des hommes comme gardiens de l’information est du “mauvais journalisme”, car cela ignore les voix et les expériences des femmes et des autres identités, déclare Catalina Ruiz-Navarro, directrice de Volcánicas, un média féministe de Colombie qui donne la priorité à la création d’espaces sûrs où les femmes et leur diversité sont entendues et prises en charge. 

“Faire entendre ces voix et leur donner de l’espace à la première personne est essentiel”, déclare Mme Ruiz-Navarro. 

C’est pourquoi les journalistes doivent adopter une approche “féministe décoloniale” dans leur couverture médiatique : humaniser l’information et défaire les perceptions modernes et coloniales de genre. Cela implique d’intégrer des perspectives anticoloniales et antiracistes et d’amplifier les voix et les mouvements marginalisés. 

Il faut également critiquer les formes actuelles de colonialisme, comme la manière dont les médias ont tendance à privilégier les points de vue des pays du Nord dans leur couverture médiatique. La manière dont les reportages sont présentés, les sujets d’interview sélectionnés et les événements décrits peuvent renforcer les déséquilibres de pouvoir entre les anciennes puissances coloniales du Nord et les régions autrefois colonisées du Sud.

Voici comment les journalistes peuvent mettre en œuvre une approche féministe décoloniale dans leur couverture :

Définition du journalisme féministe décolonial

Lorsque les récits et les sources du Nord global dominent l’actualité, des dynamiques de pouvoir inégales et des solutions qui ne reflètent pas les réalités vécues par les plus vulnérables aux défis sociaux émergent. Le journalisme féministe décolonial donne la parole aux voix sous-représentées tout en critiquant les inégalités provoquées par le capitalisme comme le racisme environnemental et la féminisation de la pauvreté

L’approche proposée permet de contextualiser les événements sur le plan social et historique, et de couvrir les événements sous un angle intersectionnel, en prenant en compte les identités et les expériences multiples et imbriquées des individus. Elle interroge les relations de pouvoir de la colonisation et ses conséquences actuelles, notamment le racisme, le sexisme, la dégradation de l’environnement et les traumatismes intergénérationnels.

Barbara Liborio, directrice de contenu chez AzMina, un magazine féministe basé au Brésil, a défini le journalisme décolonial comme un “journalisme de genre qui autorise les intersectionnalités”. 

“Il n’y a pas de femme universelle ; il y a des femmes”, déclare-t-elle, faisant référence à l’idée d’une expérience de “femme universelle”, qui simplifie à outrance la diversité des luttes auxquelles les femmes sont confrontées dans le monde et masque leurs défis spécifiques. 

Par exemple, lorsque le journalisme se concentre principalement sur les préoccupations des femmes blanches de la classe moyenne, telles que les plafonds de verre des entreprises et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée – bien que ces questions soient importantes –, elles peuvent éclipser d’autres formes d’oppression, en particulier dans les pays du Sud, comme la pauvreté, la violence basée sur le genre ou le manque d’accès à l’éducation et à la santé reproductive.

Le journalisme féministe n’est pas seulement une question d’étiquetage. Son programme est basé sur la défense et la réalisation des droits des femmes”, déclare Mme Liborio. 

 

La décolonisation en pratique

Les journalistes sont influencés par leur “savoir situé” : les contextes matériels, sociaux et culturels spécifiques dans lesquels ils vivent. “Nous sommes en Amérique latine et, en tant que féministes et journalistes latino-américaines, notre perspective ne peut être que décoloniale”, déclare Mme Ruiz-Navarro. 

Lors de ses reportages, l’équipe de Volcánicas se demande : “Comment cela peut-il servir à faire avancer les droits ?” Leurs contenus privilégient la manière de présenter des informations qui auront un impact sur les femmes, les filles et les genres dissidents.

“Reléguer le genre à une rubrique de l'actualité n'est pas une bonne pratique à adopter pour les médias”, affirme Mme Ruiz-Navarro. “Nous sommes un média généraliste, qui couvre la culture, le sport, la politique, la sécurité sociale, le divertissement, le changement climatique [...] le tout avec une perspective féministe.” 

Le journalisme décolonial remet également en question l’idée selon laquelle les journalistes peuvent être “objectifs”. Traditionnellement, on décourage les journalistes d’apporter un point de vue personnel à leurs écrits, de peur que cela ne porte atteinte à leur impartialité. “Nous pensons que tout journaliste a une intention et un objectif. Si vous ne savez pas quel est votre point de vue, vous êtes probablement en train de canaliser votre travail pour défendre le statu quo, qui n’est rien d’autre que le patriarcat”, déclare Mme Ruiz-Navarro. 

Pour adopter une approche féministe décoloniale, les rédactions doivent d’abord remettre en question leurs processus, déclare Mme Liborio. “Si les médias ne se disent pas féministes, ont-ils des pratiques féministes ? Ont-ils une perspective de genre ? Écoutent-ils les femmes des régions éloignées ? Le journalisme féministe signifie faire du journalisme pour les femmes et pas seulement sur elles”, affirme-t-elle. 

Des pratiques simples comme la diversification des équipes et des sources et l'utilisation d'un langage neutre sont incontournables. “Chez AzMina, nous considérons que le journalisme féministe consiste à informer les femmes afin qu'elles puissent défendre leurs droits”, déclare Mme Liborio. 

Vers une rédaction féministe décoloniale 

Le rôle des médias dans une démocratie, selon la théoricienne politique démocrate radicale Chantal Mouffe, est de cultiver la dissidence et d’imaginer un avenir alternatif. 

Voici une liste de vérification pour faciliter une approche féministe décoloniale dans la couverture médiatique :

(1) Il a une fonction sociale

Le journalisme ne doit pas se contenter de rapporter des faits, mais se comporter comme un organisme de surveillance, qui demande des comptes aux pouvoirs publics et révèle la vérité sur les questions complexes liées au genre. Sa fonction sociale est de favoriser la démocratie et l'égalité de genre, en tenant compte de la diversité des sociétés. 

(2) Il reflète l’agenda des droits humains

Le journalisme doit aider chacun à mieux comprendre ses droits et à renforcer sa capacité à se défendre. Un programme fondé sur les droits humains peut réduire le risque de conflits fondés sur la désinformation en améliorant la compréhension mutuelle des luttes des individus et en augmentant les possibilités de coexistence amicale. 

(3) Il amplifie les voix sous-représentées en matière de genre, de climat et de défense des droits sociaux 

Les récits doivent offrir une plateforme pour amplifier la voix des plus marginalisés. Plus les sources sont diversifiées, plus les informations seront précises et complètes. 

(4) Il partage des solutions et des services 

En plus de tirer la sonnette d’alarme en dénonçant des crimes tels que la violence basée sur le genre et les mesures draconiennes de l’État, le journalisme devrait produire des histoires qui offrent de l’espoir et des solutions aux crises les plus urgentes – pour la santé mentale des journalistes et de leurs lecteurs.

(5) Les femmes et les genres dissidents sont au centre du récit

Les reportages sur le genre devraient couvrir tous les aspects de la vie et mettre l’accent sur les femmes et les genres dissidents. Cela comprend les reportages sur le changement climatique, la politique, l’économie, les sports, les arts et le divertissement, la violence contre les femmes et les filles,  etc.

(6) Il tient compte du langage inclusif

Le langage genré doit être évité, signalé et modifié. Il s’agit de pronoms et de mots qui peuvent exclure ou stéréotyper involontairement des personnes en fonction de leur genre. La responsabilité et la volonté active de changer les pratiques sont précieuses tant pour les journalistes que pour leurs lecteurs. 

(7) Il bénéficie d'une équipe diversifiée

La diversification de l’équipe de reportage – que ce soit en termes de genre, d’origine ethnique, de lieu, etc. – est essentielle pour apporter de nouvelles perspectives et approches aux questions sociales. En représentant mieux la diversité de la société, les préjugés peuvent être plus facilement surmontés. 

(8) Il rend compte avec la rigueur de l'analyse, des données et de la recherche

Le journalisme féministe doit être précis. Il doit être rigoureux, s’appuyer sur la vérification des données, présenter des perspectives différentes et utiliser l’IA pour étayer ses reportages sur un système patriarcal structurel.

(9) Il fournit des informations dans les langues locales et dans des formats plus accessibles

Le contenu bilingue et multilingue peut favoriser la compréhension entre les communautés et mettre en lumière les problèmes qui touchent un public multiculturel. 

(10) Il privilégie les sources et les données des pays du Sud 

Les journalistes devraient interviewer des sources du Sud global en tant qu’experts plutôt que de les présenter comme des victimes. Ils devraient mettre en avant les solutions locales, les données, les recherches et les sciences issues de zones peu couvertes. 

 


Photo de Miguel Bruna sur Unsplash