Les temps sont durs pour les médias d’information au Québec et au Canada. Abandon de la vocation chez de plus en plus de journalistes, perte de revenus publicitaires traditionnels affectant production et salaires et multiplication de sites où règnent les “fake news.” Pour y voir plus clair et détecter l’impact sur l’information francophone, deux regards croisés : Amélie Daoust-Boisvert, journaliste depuis 2003, professeure adjointe au département de journalisme de l'Université Concordia à Montréal et Éric-Pierre Champagne, Président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).
Réduction de journalistes, appauvrissement de l’information ?
Dans son récent texte d’opinion Regarder le journalisme canadien se noyer, paru le 4 novembre 2023 dans le quotidien montréalais Le Devoir, Amélie Daoust-Boisvert sonne un cri d’alerte. Entre 2010 et 2020, le Canada a perdu près de 23 % de ses journalistes, soit environ 3500 professionnels.* Une donnée préoccupante que l’autrice décrie jusqu’au niveau étatique où rien ne semble annoncer de résolution. Elle évoque l’indifférence, sans retenue. "Si le quart des effectifs du système de justice canadien s'étaient évaporés en 10 ans, resterions-nous indifférents ? Serions-nous là à proposer au mieux des demi-mesures qui apportent à peine assez d'air pour que le milieu garde la tête hors de l'eau, et encore ?"
Ce "désert médiatique" dépeint trouve sa caisse de résonance avec un plaidoyer publié le 23 novembre 2023 par Christine St-Pierre, ancienne ministre de la Culture et des Communications et Journaliste à Radio-Canada de 1976 à 2007 qui appelle aux états généraux sur l'information et le journalisme au Québec pour redresser la situation.
Dans ce contexte contemporain choc, une dérive informationnelle se profile selon la journaliste. Elle s’est attardée sur un sujet de recherche concernant la couverture des changements climatiques, des feux de forêts de l’été dernier, au Québec et aux États-Unis. Son constat : un doute informatif persiste encore quant au lien direct avec le phénomène du dérèglement climatique et les feux, notamment dans des médias comme le New York Post. Globalement, la presse nord-américaine aborde les changements climatiques en superficie, par une analyse en contours, sans données à l’appui. "Comment éviter ce lien de cause à effet, n’est-ce pas en soi une forme de désinformation ?" déplore-t-elle.
Désinformation de la “fast news”
Cet enjeu de manque de données dans le traitement de l’information interpelle aussi le Président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Eric-Pierre Champagne. Une lacune béante à l’échelle régionale québécoise et nord-américaine comblée par certains spécialistes décrypteurs qui interviennent dans des médias nationaux comme Radio-Canada pour séparer l’information réelle de la fausse. Car l’enjeu est de taille, à une époque où dit-il, la fausse nouvelle circulerait six fois plus qu’en 2018. Un "monstre à plusieurs têtes" la compare-t-il. "La fausse nouvelle se crée en quelques minutes et se propage automatiquement. Il suffit d’inventer des citations que le lecteur ne prendra pas le temps de vérifier car cela est long, et représente un autre défi."
Désinformation, fléau multigénérationnel au Canada. Comment les jeunes la consomment-ils et y sont-ils plus exposés sur la toile ? Éric-Pierre Champagne évite le pessimisme et croit que la jeunesse a soif d’information. Pour certains, le format papier, gage d’un média fiable, relève du passé, alors ils trouvent l’information ailleurs. Notamment par le format audio, le populaire podcast. Autre espoir : les jeunes sont habitués à des contenus de toutes sortes, en anglais et en français. Un réflexe nouveau qui tend vers la diversité de l’accès à des informations et des opinions de cet écosystème québécois et canadien.
Plus d’enquête pour contrebalancer l’opinion
Face aux journalistes de demain de sa classe, la professeure universitaire esquive toute forme de découragement sur l’avenir journalistique. Néanmoins, Amélie Daoust-Boisvert craint pour la nouvelle régionale canadienne qui tend à s’estomper, manque de moyens. Elle cible parmi plusieurs exemples la couverture de la disparition des femmes autochtones, affaire tragique que les médias nationaux n’ont que peu investiguée. "Ce genre d’enquête ne saute pas aux yeux, sauf si un activiste réagit et s’en empare !," soutient-t-elle, en évoquant la disparition progressive des médias locaux au Canada, vide informatif.
Ce besoin d’enquêter davantage pour offrir une information qualitative et objective fait face à un journalisme d’opinion bien ancré au Québec. Toutes les formes de médias le portent et le valorisent ; la presse écrite, radio, télévision et le web. Une forme populaire subjective qui sert aussi à meubler du temps d’antenne, expose Éric-Pierre Champagne. Malgré la tangente de désinformation en cours et à venir, ce dernier insiste toutefois sur l’excellence du journalisme en ces latitudes nord-américaines francophones. "Depuis une décennie, on assiste à une ouverture sur le monde jamais vue qui permet des avancées sur des enquêtes par infiltrations de multinationales. Le Québec génère une quantité de contenus impressionnante qui provoque aussi des changements dans la société." Une certitude l’habite : le public s’attend à de l’information et doit combler ce besoin maintenant et demain. Reste aux médias à savoir comment les rejoindre par une information juste.
* selon les données des recensements de 2016 et 2021.
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