Depuis quelques années, le Sahel fait face à une instabilité politique et sécuritaire. La recrudescence des attaques des groupes armés a ouvert la voie à diverses manipulations de l’information amplifiées par l’usage des réseaux sociaux. Dans certains pays de cette région d’Afrique, des vérificateurs des faits voient leur vie menacée.
Alors que certains sujets sont abandonnés en raison de leur sensibilité ou de l’inaccessibilité des sources, d’autres, bien que traités, sont temporairement “mis au frigo” en attendant un retour à la normale ou publiés par des médias partenaire.
Dans ce billet, des médias de vérification du Sahel expliquent leurs stratégies pour surmonter les défis dans cette région.
Entre ressources limitées et risques sécuritaires
Le premier défi commun aux médias de vérification dans le Sahel est le manque de ressources. Faire de la vérification des faits exige des moyens solides, un accès à des données fiables, et la capacité de mener des enquêtes approfondies.
"Ce travail exige des moyens financiers. C’est un défi au niveau de notre jeune rédaction créée en 2023," souligne Souleymane Oumarou Brah, fact-checker et fondateur de NigerCheck, premier site nigérien indépendant de vérification des faits.
Ange Levis Jordan, responsable éditorial de FasoCheck, ajoute : "La charge de travail est intense. Avec notre équipe réduite, nous recevons de plus en plus de demandes des communautés, qui ont un besoin pressant de vérifier les informations."
Selon Abdoulaye Guindo, coordinateur de Benbere, un média de vérification des faits depuis 2018 au Mali, 80 % des fake news au Sahel concernent les enjeux sécuritaires et diplomatiques. "Ce sont souvent des sujets difficiles à vérifier, pour des raisons d’accès aux sources ou de dangerosité," précise-t-il. Mais aussi, la présence des groupes rebelles dans certaines zones, pouvant mettre en danger la vie des vérificateurs, amène ces derniers à traiter des sujets moins sensibles.
Depuis l’arrivée des militaires au pouvoir, Benbere n’a plus les coudées franches pour faire son travail.
"Bien que les vérificateurs utilisent des éléments factuels, il est essentiel d’avoir des témoignages des personnes concernées," affirme Abdoulaye.
Par ailleurs, la prudence reste de mise. "Tous les sujets traités ne sont pas publiés," explique le coordinateur de Benbere. "Certains narratifs sont créés pour influencer l'opinion. Les diffuser pourrait renforcer l’image que les militaires cherchent à projeter. Cela pourrait nous revenir en pleine figure un jour. Ces articles seront publiés lorsque la situation sera plus stable."
En Afrique, très peu de pays régissent l’accès à l’information publique, ce qui entrave le travail des vérificateurs, estime Valdez Onanina, rédacteur en chef du bureau francophone d’Africa Check.
Alors qu’au Burkina-Faso, M. Levis regrette que de moins en moins de personnes ressources acceptent de collaborer, au Mali, "les sources officielles demandent aux vérificateurs de se contenter des communiqués officiels qui, souvent, ne ressortent pas des détails clés," précise M. Abdoulaye.
L’autre défi est la qualité des données, parfois non actualisées ou inexistantes. "Il est parfois difficile d’examiner certaines déclarations de personnalités publiques," observe M. Valdez.
En outre, le taux d’accès à Internet au Sahel demeure faible. Selon un rapport de la Banque mondiale, en 2017, seulement 64 % des habitants de certains pays disposaient d'une connexion mobile active, contre 71 % pour l'ensemble de l'Afrique subsaharienne et 95 % à l'échelle mondiale.
Dans ce contexte, "il est difficile que les contenus vérifiés parviennent aux populations dans les localités reculées," déplore Abdoulaye Guindo de Benbere.
Les vérificateurs du Sahel font preuve d’ingéniosité et de résilience
Selon la sensibilité de certains sujets, Benbere préfère publier ses contenus via des partenaires qui les diffusent en ciblant les audiences maliennes. "C’est pour éviter les représailles des militaires, qui n'hésitent pas à intimider les journalistes ou à dissoudre des associations," explique M. Guindo. Et pour contourner le défi de l’accès à Internet, Benbere collabore avec des radios locales. Cependant, l’impact reste limité, car les coupures d’électricité empêchent les populations d’accéder régulièrement aux émissions diffusées.
À FasoCheck, les difficultés d’accès aux sources locales poussent l’équipe à solliciter des expertises externes et à faire un tri rigoureux des contenus à vérifier. "Il ne faut surtout pas donner plus d’écho à des contenus qui n’en valent vraiment pas la peine," souligne M. Jordan.
Un impact satisfaisant malgré des relents persistants de désinformation
Dans la région sahélienne, la “guerre informationnelle” aggrave la crise existante, nourrissant un climat de méfiance. "Il existe un public qui, bien qu’il accède à une masse importante de données via Internet, reste très peu informé et continue souvent de croire aux infox, malgré nos efforts de vérification," souligne Valdez Onanina d’Africa Check. "L’éducation aux médias est essentielle pour former un public critique."
Les vérificateurs notent que la désinformation prend des formes nouvelles. "Les éléments factuels que nous utilisons obligent les auteurs des infox à changer de méthode," explique le coordinateur de Benbere. Face à cela, à Africa Check, la lutte contre la récurrence des infox passe par la publication de rappels. "Nous rédigeons de nouveaux articles pour rappeler aux lecteurs la persistance de ces infox," renseigne M. Onanina. "Parfois, nous contribuons à des blogs d’analyse," ajoute-t-il, illustrant avec un exemple des statistiques au Sénégal, où l’idée selon laquelle 95 % de la population est musulmane revient régulièrement. "Nous avons enquêté sur l’origine de ces chiffres pour comprendre leur récurrence."
Un autre succès est la création d’un réseau de fact-checkers à l’échelle continentale, baptisé Africa Facts Network, à l’initiative d’Africa Check. Abdoulaye Guindo note également l’impact de leur travail : "Nous recevons des retours du public, et même de l’armée, qui a apprécié notre traitement des fausses informations la visant. Nous restons indépendants, sans servir d’agenda particulier." Souleymane conclut : "Sans aucun doute, il y a aujourd’hui une prise de conscience. Notre travail contribue réellement à changer les comportements."
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