Être journaliste au Liban en 2021, entre pénuries et flambées des prix

2 déc 2021 dans Etre freelance
Des immeubles à Beyrouth

Le Liban a longtemps été considéré comme "La Suisse du Moyen-Orient". Le pays traverse aujourd'hui l’une des trois pires crises dans le monde depuis le milieu du XIXe siècle, selon la Banque mondiale. L'organisation a indiqué que la situation économique actuelle du Liban, un pays désormais en banqueroute, figure parmi les 10 crises les plus graves depuis le milieu du XIXe siècle. 

Cette situation qui a accéléré l'exode des cerveaux, parmi eux plusieurs journalistes très qualifiés, a mené à une inflation qui précipite des millions de personnes dans la pauvreté, et a eu aussi des conséquences quasi irréversibles sur les médias, comme les fermetures, la baisse des salaires et le licenciement des journalistes, simultanément avec la dépréciation massive (d’environ 90 %) de la monnaie nationale. Les Libanais connaissent de graves pénuries de produits de base, l’écroulement des services publics, la chute drastique du pouvoir d'achat, la pénurie des carburants et les coupures d'électricité et d’Internet.

Chute du nombre d'annonceurs

Les médias ont été négativement affectés par la baisse des investissements publicitaires, un bien grand nombre de médias ont fermé leurs portes, parmi eux “Radio One”, l’une des stations de variétés les plus suivies au Liban, qui a mis la clef sous la porte au début de février 2020, après 37 ans d’antenne, ainsi des journaux initiaux comme Al-Anouar, Al-Balad, Al-Hayat, Al-Ittihad Al-Loubnani, As-Safir.

Le quotidien Al-Mustaqbal se concentre désormais sur le web, et n’a plus de version papier. Dernièrement, Le Mensuel, une publication francophone fondée en 1956 sous le nom de Magazine, a fermé aussi. "Nos annonceurs étaient essentiellement des banques et des compagnies d'assurance" qui pâtissent de la crise, a indiqué à l'AFP une ancienne employée sous couvert d'anonymat.

Quant à la dernière victime de la crise libanaise, c'était l’ancien quotidien anglophone au Liban, The Daily Star qui n'avait d'autre choix que fermer et licencier tout son personnel, suite à plusieurs années de difficultés financières.

[Lire aussi : Liberté d'expression : défis et nouvelle alliance au Liban]

 

Au Pays des cèdres, même le niveau de liberté de la presse a changé. Le Liban a perdu cinq places, entre 2020 et 2021, dans le classement annuel de Reporters sans frontières (RSF), il se classe désormais en 107e sur 180 pays.

Au moment où les journalistes cherchent des opportunités hors du Liban, quelques chaînes de télévision et sites d’information locaux sont basculées vers un modèle payant, pour essayer de surmonter la crise.

Coût de la vie, pénuries

Pour sa part, la journaliste francophone Suzanne Baaklini, chef du service Société à l’Orient le Jour, a indiqué que les journalistes ont été affectés par la cherté de la vie au Liban, la flambée des prix, les pénuries de médicaments, entre autres choses.

Suzanne raconte à IJNet son expérience médiatique durant la crise au Liban : “en été, il y avait une pénurie d’essence, des files d'attente s'étendaient parfois sur des centaines de mètres devant les stations-service, provoquant ainsi des embouteillages, donc je venais au bureau une ou deux fois par semaine. On a fait peu de reportages sur le terrain, je réfléchissais à deux fois avant de m'y rendre. Les dépenses d’essence ont énormément augmenté, il y a des coupures d'électricité pendant plusieurs heures les après-midis, ce qui affecte notre travail”.

“Le journalisme a besoin du terrain, d’être mobile, d’aller et de venir, d’assurer la liberté de pensée et d’une vie digne pour travailler indépendamment” Suzanne Baaklini

Parlant à IJNet de l’impact de la crise, Zeina Antonios, une autre journaliste libanaise francophone qui travaille pour France 24 et l'Orient le Jour a expliqué : “en tant que journaliste libanaise, j'ai dû éviter certains sujets à cause du manque de carburant, et privilégier des sujets pas loin de chez moi ou du bureau. J'avais des idées en tête de reportages dans le Nord et le Chouf (loin de Beyrouth), j'ai dû les reporter car ce n'était pas possible de trouver de l'essence à un certain moment. Alors que la crise du carburant battait son plein en août, j'ai travaillé de chez moi pendant deux semaines parce que je n'avais plus aucune goutte d'essence et j'ai dû tout faire par téléphone”. 

"Je dois recharger mon ordinateur quand il y a du courant et essayer de tout terminer avant qu'il ne se vide", Zeina Antonios, correspondante de France 24

Zeina a souligné qu' “entre les coupures fréquentes d'électricité et par extension, d'Internet, travailler de chez soi est difficile. Je dois recharger mon ordinateur quand il y a du courant et essayer de tout terminer avant qu'il ne se vide. Sinon je dois attendre le retour du courant plusieurs heures après. Pour Internet, j'ai dû utiliser la 4G en permanence, ce qui fait que mon abonnement se vide en quelques jours. Du coup, j'ai travaillé dans des cafés à un moment. Je privilégie le bureau, équipé d'un générateur. Je pense que tous les journalistes ont besoin d'un minimum d'accès à l'électricité et Internet, parce qu'il n'est pas possible de s'informer ou d'informer sans cela. Sinon, c'est très compliqué. J'ai eu des coupures d'Internet plusieurs fois. Et même parfois, la qualité de la connexion était tellement mauvaise que ça coupait par moments. Ceux à qui je parlais ne comprenaient pas tout ce que je disais”.

[Lire aussi : Les médias au Liban : un an après l'explosion à Beyrouth]

Caroline Hayek, journaliste à l'Orient-Le Jour, 83e prix Albert Londres de la presse écrite

Le 83e prix Albert Londres, catégorie presse écrite, le plus prestigieux du journalisme francophone, a été remis à  Caroline Hayek, journaliste à L'Orient-Le Jour, pour une série de reportages après la double explosion du port de Beyrouth. 

Caroline Hayek décrit la capitale après l’explosion et pas seulement avec la crise économique, comment tout est devenu vide, les gens ne sortent plus, les rues ne sont pas entretenues, la municipalité n’a plus d’argent pour gérer cette ville et comment toute la ville est en dépression.

"[Ce prix] m'encourage à continuer mon travail et me motive à rester au Liban", Caroline Hayek, Prix Albert Londres 2021. 

Concernant l'obtention de la prestigieuse récompense, elle a indiqué : “c’est une reconnaissance énorme pour moi en tant que journaliste francophone libanaise [...], cela m’encourage à continuer mon travail et me motive à rester au Liban même si ce n’est pas facile. Parce que moi je suis citoyenne, et je vois comme tous les gens vivent : pénurie de mazout, coupures d’électricité... J'ai deux petites filles et la vie n’est pas facile sans électricité le soir. Pour travailler, c’est compliqué pour aller faire des reportages, on ne peut pas demander un taxi pour se rendre au travail [...]”.

La journaliste primée a souligné, en parlant du journal pour lequel elle travaille, “on a vraiment de la chance, parce que c’est le seul journal indépendant au Liban, et la direction a maintenu tous les employés et les a aidés à vivre dans de bonnes conditions. Cela a nous a donné de l’espoir pour rester”.

L'espoir demeure pour les journalistes journalistes auxquels on a parlé, malgré les pires conditions de vie, les ténèbres, les opportunités et ressources limitées.

Dans ce contexte, un nouveau site francophone d'information, d'analyse et d'investigation générale avec une part essentielle de reportages et d'images a vu le jour cette semaine au Liban, nommé Ici Beyrouth.


Photo prise à Beyrouth, publiée en 2020, par Marten Bjork, sous licence CC via Unsplash.

Sarah Abdallah est journaliste à Beyrouth. Elle est également responsable éditoriale d'IJNet en arabe.