Écriture inclusive : les limites du "e" à tout prix

5 avr 2022 dans Diversité et inclusion
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L’acte d’écriture connaît des métamorphoses de plus en plus versées dans la féminisation lexicale. Une influence de l’avènement de courants féministes à l’échelle mondiale revendiquant l’inclusion du genre féminin à une plus large échelle stylistique. Qu’en est-il de cet usage dans la presse écrite au Québec par rapport à la France ? S’inscrit-il comme une norme à laquelle on ne peut déroger ? Deux femmes de tête du journalisme québécois se positionnent de façon mitigée.

Théorie de l’épicène

L'Office québécois de la langue française (OQLF) régit les paradigmes de l’écriture inclusive – ou rédaction épicène– comme un principe visant à éviter l'usage du masculin à valeur "universelle". Historiquement, sa source provient d’aussi loin que du féminisme des années 1970-1980 dans la Belle Province. En somme, il est de mise de ne plus user du masculin comme désignation de l’homme et de la femme. Autrement, une note pourrait apparaître en préambule à un article ou texte sous cette formulation : "Pour ne pas alourdir le texte, le masculin est utilisé comme générique et désigne donc aussi bien les femmes que les hommes."

L’heure est à la rédaction de textes dits inclusifs, avec la féminisation lexicale systématique des mots, et la rédaction épicène des textes. Un principe auquel n’adhère pas en tout point l’ensemble des journalistes. 

Pour Maryse Deraîche, coordonnatrice du cahier "Plaisirs" du quotidien montréalais Le Devoir, l’écriture inclusive ne s’inscrit pas comme une règle incontournable."Nous ne l’avons pas adoptée mais avons opté pour la féminisation des noms de métiers", précise-t-elle, en se positionnant personnellement en retrait de la tendance actuelle. "Je pense que l’écriture inclusive exclut beaucoup de gens par sa complexité de lecture, un défi pour les personnes plus âgées, les dyslexiques et autres personnes ayant des troubles de lecture."

Écart d’usage du Québec à la France

Zora Aït El Machkouri, directrice de publication du magazine Sans Frontières, fondé en 2018, prône un emploi de l’écriture inclusive au cas par cas. La rédactrice en chef invoque également une norme stricte dans la féminisation des professions – à titre d’exemple auteur et son penchant autrice, maire – mairesse. Une longueur d’avance par rapport à la France, constate-t-elle, en précisant la lignée du trimestriel d’analyse internationale. "On privilégie l’écriture épicène quand on le peut (le terme "personne" plutôt que "ceux-elles") mais les professions ou fonctions attribuées aux femmes, expertes ou témoins, sont toujours féminisées, ce qui devraient maintenant être une norme."

Désaccord du point médian

Bien que mis à l’honneur et valorisé par les linguistes pro-inclusifs, l’emploi du "point médian" comme dans ingénieur·e·s, ne fait pas l’unanimité. Il persiste encore une certaine réticence des rédactions à l’intégrer systématiquement selon les deux interlocutrices. Un réflexe qui incombe plus largement au manque de normalisation, aux dires de Maryse Deraîche : "l’écriture inclusive est écrite n’importe comment. Avec un point, avec un tiret… Le point médian n’est pas enregistré sur les claviers français canadiens, alors les gens font des raccourcis", justifie celle qui déplore ce piège ouvert à des fautes en tous genres. 

Ce flou méthodique de l’écriture épicène apparaît pour la rédactrice en chef de Sans Frontières comme un écueil à l’adhésion massive par la presse québécoise. Il n’y a selon elle aucun consensus clair en journalisme, même si l’écriture classique reste encore dominante. "On invoque le souci d’alléger le texte, mais est-ce un prétexte ?", s’interroge la doctorante en communication. Elle prédit une adhésion de plus en plus croissante de certaines publications au Québec, mais aussi une tendance encore conservatrice.

Raisonner l’inclusion au nom du féminisme

Le bon usage prescrit par l’OQLF appelle tout rédacteur et rédactrice à "appliquer les procédés de rédaction épicène dès le départ, plutôt que de modifier un texte rédigé au préalable entièrement au masculin générique". Avant même de se lancer en mode écriture, il faut entretenir ce réflexe. Un idéal se transposant difficilement du haut d’un texte de 2 000 mots, illustre Maryse Deraîche avec une pointe d’humour et de philosophie. "On a mal aux yeux. Et, c’est atrocement laid ! Je prône l’écriture cursive à la main. Si l’humanité perdait toute technologie du jour au lendemain et qu’on (ré)apprenait à écrire avec un crayon, l’écriture inclusive serait-elle autant un enjeu dans le discours populaire ?".

Sur l’enjeu féministe d’égalité entre les hommes et les femmes, les deux journalistes affichent une fierté, au-delà du point médian. À propos du "fond" de l’écriture inclusive, "n’est-ce pas inégal que d’être un point médian accroché à un mot masculin ?", conclut Madame Deraîche. Le réel combat féministe réside toujours, croit-elle avec ferveur, dans l’écart entre les salaires des hommes et des femmes qui s’est agrandi dans le métier…


Photo Greg Rosenke via Unsplash sous licence CC