Liberté de la presse : la France sous tension

por Xavier Alix
Dec 24, 2020 en Sécurité physique et numérique
Manifestation des Gilets jaunes à Lyon

Le vote de la loi sur la Sécurité globale a créé, une fois de plus un climat de tensions dans l’Hexagone en cette fin d’année. Le mouvement d’opposition qu’elle suscite va bien au-delà des syndicats de journalistes. Ceux-ci dénoncent une grave – et nouvelle – attaque en règle contre la liberté de la presse. La majorité présidentielle, LREM, se défend de telles intentions. 

La balle est maintenant dans le camp du Sénat. Aux mains des Républicains, celui-ci devrait retoucher, d’ici mars, le texte de la majorité présidentielle. En allant dans le sens – du moins en partie – de ses détracteurs. 

Bien des députés du parti d’opposition de droite ont pourtant voté en faveur de la loi de Sécurité globale, aux côtés de représentants LREM, à l’Assemblée nationale le 24 novembre… Une version déjà modifiée à la suite des manifestations et approuvée par 388 députés pour 104 contre et 66 abstentions. Dans une conférence de presse, le 16 décembre, deux sénateurs LR et un centriste maintiennent ses "problèmes de constitutionnalité", "un délit d’intention (…) difficile à prouver" et "un texte qui porte atteinte à la liberté d’information". 

"Rappelons aux Républicains leur amendement, non assumé, en faveur de la reconnaissance faciale", pointe le député LREM de la Loire Jean-Michel Mis. Contacté par IJNet, il est l’un des responsables du texte pour son groupe à l’Assemblée nationale. Un texte dont il défend l’idée de départ : "Apporter une protection renforcée aux appels à la violence psychique et physique dont sont de plus en plus victimes les forces de l’ordre en France en raison de la diffusion de leur image en intervention. En France, certains magistrats restent encore trop fixés sur des menaces écrites et téléphoniques. Ils négligent dans les procédures, en particulier, les réseaux sociaux. Beaucoup de plaintes finissent ainsi sans suite."

"On ne mélange pas la protection des policiers et celles des journalistes"

Il ne s’agissait "sûrement pas d’empêcher la presse de faire son travail légitime", ajoute le parlementaire qui, cependant, reconnaît "un véritable problème dans la rédaction du texte. Nous étions plusieurs membres de la majorité à le répéter dès le départ. Le souci est d’y avoir associé la loi 1881 sur la liberté de la presse, fondatrice de notre République au même titre que la loi 1901 sur les associations. Elle n’avait rien à faire là." Au point où certains députés de la majorité présidentielle ont refusé de voter le texte.

[Lire aussi : Les photojournalistes à l'épreuve du COVID-19 et des manifestations]

L’article 24 de la loi sur la Sécurité globale complétait en effet la loi sur liberté de la presse en pénalisant "d’un an de prison et 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quel que moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police."

"Cela a créé une confusion énorme. C’était une grave erreur : on ne mélange pas la protection des policiers et celle des journalistes. La presse, c’est le 4e pouvoir non officiel mais nécessaire à une démocratie. Il fallait faire référence au code pénal, c’est tout, souligne Jean-Michel Mis. C’est une deuxième version plus précise, moins ambiguë qui a été votée le 24 novembre. Mais le mal était fait."

Après le long mouvement des Gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites, une fois de plus, cette fin d’année 2020 a vu une série de samedis tendus s’enchaîner en France dégénérant régulièrement en affrontements. Avec son lot d’interpellations et d’accusations mutuelles de violences entre manifestants et policiers. Et la communication du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin n’a rien fait pour apaiser les choses. "Il a évoqué des éléments qui n’étaient même pas dans la loi, comme le floutage. Ce qui a ajouté à la confusion", s’agace Jean-Michel Mis. 

Dans ce contexte, les images de l’évacuation très musclée du camp de migrants installé par des militants place de la République, à Paris, le 23 novembre puis la diffusion des images choquantes du tabassage du producteur Michel Zecler, le 26 novembre, n’ont fait qu’alourdir le climat et alimenter le débat. Surtout que le ministère de l’Intérieur et l’Elysée n’ont pas renié le caractère inacceptable des faits précités. Des enquêtes sont en cours. En ce qui concerne l’affaire Zecler qui n’aurait pas pu si nettement émerger si aucune image vidéo n’avait pu être prise, deux des policiers en cause sont depuis en détention provisoire. Deux autres ont été placés sous contrôle judiciaire.

La coordination Stop Loi Sécurité Globale lancée par des syndicats de journalistes

De mi-novembre à mi-décembre, la loi de Sécurité globale a ainsi provoqué des mobilisations cumulant des centaines de milliers de manifestants. Moins suivi depuis le 19 décembre, le mouvement devrait reprendre en janvier. En attendant, "plus de 150 villes, des métropoles jusqu’aux localités plus modestes, ont déjà connu au moins un rassemblement depuis le 28 novembre, grâce au tissu associatif, syndical et politique sur lequel repose encore la vitalité démocratique de ce pays", lance sur son site, la coordination Stop Loi Sécurité Globale.

C’est à l’initiative des quatre organisations syndicales représentatives de journalistes (SNJ - SNJ-CGT - CFDT-Journalistes - SGJ-FO) et de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), qu’a été créée cette coordination le 8 novembre alors que la proposition de loi dite de Sécurité Globale était déposée en procédure accélérée au Parlement. Elle regroupe désormais une soixantaine d’organisations de nature très diverse : "associations de réalisateurs, organisations de défense des droits humains, confédérations syndicales, comités de familles de victimes de violences policières, collectifs de quartiers populaires, d’exilés, de blessés et de Gilets jaunes…" Et même des médias comme L’Humanité ou Mediapart.

Elle dénonce "une dérive sécuritaire très inquiétante", "une entreprise de démolition des libertés publiques fondamentales en France", à travers loi Sécurité globale dont elle exige le retrait. Développement des polices municipales, sécurité privée, dispositions sur les caméras-piétons ou l’utilisation des drones suscitent aussi le rejet en plus de l’article 24 du texte faisant référence à la liberté de la presse.  

"Un délit d’intention, c’est inédit dans le droit français"

Au sujet du fameux article, Alexandre Buisine, membre du bureau national du SNJ (Syndicat national des journalistes) et délégué pour les départements du Rhône, de la Loire et de l’Ain, souligne "qu’il crée un délit d’intention. C’est inédit dans le droit français. On touche là à liberté de la presse, sa lecture et son application. La conséquence, c’est que la possibilité de rendre compte en direct, sur le terrain d’une manifestation ne sera plus garantie. La loi ne s’applique pas encore mais il y a déjà eu des cas de floutages à la télé nationale. C’est encore rare, heureusement, mais on nous amène sur la voie de l’autocensure. Et la loi fausse déjà rapport de force sur le terrain."

Alexandre Buisine poursuit : "Attention, mes propos ne sont pas d’affirmer que toutes nos forces de l’ordre sont violentes. Mais une fois la loi votée, mettons que vous preniez une photo lors d’une manifestation, un policier vous dit : 'vous souhaitez me nuire avec'. Vous êtes envoyé en garde à vue, votre matériel est confisqué. Même si vous obtenez gain de cause six mois après, le mal sera fait. Comment rendre compte d’abus si on ne peut pas prendre d’images, si le monopole de ces dernières est donné aux forces de l’ordre ?"

C’est ce que dénonçait déjà la secrétaire générale du SNJ, Dominique Pradalié, sur IJNet en français, à propos du Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) fourni en septembre. Celui-ci rappelait qu’"il importe (…) de rappeler que le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes." Le SNMO suggérait aussi l’accréditation des journalistes auprès des préfectures pour exercer leur métier sur l’espace public !

[Lire aussi : "En France, une impunité montante qui vire au système"]

"Le SNMO fait déjà des dégâts : lors des manifestations du 21 novembre à Paris, un journaliste de France 3 a fini sa nuit au poste pour n’avoir pas déguerpi lors d’une charge après sommation de la police. Il y a eu la loi sur le secret des affaires, le SNMO, maintenant cette loi et celle sur le séparatisme : tout ça donne l’impression de briques formant un ensemble, observe Alexandre Buisine. J’ai 25 ans de métier et ce que j’ai vu ces derniers samedis était violent, très anxiogène. Se faire gazer comme ça à Lyon, alors que nous défilions pacifiquement sous une banderole pourtant très officielle et à grande distance d’individus violents… "

Alors, "je ne sais pas si on bascule peu à peu vers un régime autoritaire en France mais c’est sûr que je m’interroge…" À l’instar du SNMO, des instances internationales et pas les moindres – Conseil de l’Europe et ONU – ont dénoncé la loi Sécurité globale parlant d’une "atteinte à la liberté d’expression" et d’un texte "incompatible avec le droit international des droits de l’homme".


Photo d'illustration, Manifestation des gilets jaunes à Lyon, sous licence CC par Unsplash @ev


Xavier Alix est un journaliste français, diplômé du CUEJ (Centre universitaire d'enseignement du journalisme) de Strasbourg. Il exerce principalement en presse écrite dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.