En juillet 2024, Everlyn Namai rêve de sa cousine disparue, Josephine Owino, âgée de 26 ans. Dans son rêve, celle-ci lui apparaît pour lui demander de l’aide : “Je suis ici, dans le froid, dans l’eau. Pourquoi m’as-tu laissée là ? Viens me chercher”, lui dit-elle.
Ce rêve, ainsi que d'autres qu'auraient vécus les membres de la famille de Mme Owino, a conduit à la découverte choquante de dix sacs remplis des corps démembrés d'au moins huit femmes kényanes. Un homme du coin, que Peris Keya, la sœur d'Owino, avait payé pour rechercher le corps de sa sœur, les a trouvés dans une ancienne carrière transformée en décharge, dans un bidonville de Nairobi. Ironiquement, la décharge se trouve en face d'un commissariat de police dont les agents n'ont offert à Mme Keya que peu, voire aucune, aide dans ses recherches.
Parallèlement à la prise de conscience croissante des féminicides au Kenya, cette affaire a donné lieu aux manifestations #EndFemicideKE en décembre 2024. Des manifestants ont défilé à Nairobi et dans d'autres comtés sous les slogans #TotalShutDown, “Stop Killing Women” (Arrêtez de tuer les femmes) et “Say their Names” (Dites leurs noms) pour dénoncer les meurtres atroces de femmes kényanes. Ils ont été confrontés à une répression policière violente et à des arrestations illégales. Des manifestations sur ce sujet avaient également eu lieu début 2024.
Afin de mettre en lumière l'ampleur des féminicides au Kenya, des journalistes de données d'Africa Uncensored et d'Africa Data Hub, sous la direction d'Odipo Dev, un studio de données de renommée mondiale basé à Nairobi et spécialisé dans la fourniture d'informations basées sur les données à différents publics, ont entrepris en 2022 de créer une base de données intitulée “Silencing Women” (Museler les femmes). Le produit qui en résulte offre un aperçu des cas de féminicides signalés entre 2016 et 2024.
La base de données
L'idée de la base de données “Silencing Women” est née d'une collaboration antérieure, explique Odanga Madung, co-fondateur et directeur général d'Odipo Dev. “Nous travaillions au sein d’un consortium appelé Missing Voices et avons créé une base de données sur les violences policières, qui s’est révélée très précieuse pour comprendre comment les mouvements s’en servaient pour lutter contre ces abus”, explique-t-il. “C'est dans cet esprit que nous avons commencé à travailler sur le projet ‘Silencing Women’.”
L'équipe a passé un an à utiliser des mots-clés tels que “femme”, “petite amie” et “meurtre” dans la recherche avancée Google pour trouver des articles en anglais sur les meurtres de femmes et de filles kényanes. Elle a analysé des milliers de résultats de recherche afin de déterminer quels cas devaient être classés comme féminicides.
Un féminicide doit répondre à au moins un des huit critères de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime :
- La victime d'homicide avait des antécédents de violence/harcèlement physique, sexuel ou psychologique perpétrés par l'auteur du meurtre.
- La victime d’homicide était victime de formes d’exploitation illégale, par exemple en relation avec la traite des êtres humains, le travail forcé ou l’esclavage
- La victime d’homicide se trouvait dans une situation où elle avait été enlevée ou privée illégalement de sa liberté
- La victime travaillait dans l'industrie du sexe
- Des violences sexuelles contre la victime a été commise avant et/ou après le meurtre
- Le meurtre a été accompagné d'une mutilation du corps de la victime
- Le corps de la victime a été jeté dans un espace public
- Le meurtre de la femme ou de la fille constitue un crime de haine fondé sur le genre
Les journalistes ont également effectué des recherches auprès du National Council for Law Reporting (Le Conseil national des rapports juridiques), également connu sous le nom de Kenya Law, sur les affaires judiciaires liées à ces meurtres afin de déterminer combien de temps il a fallu pour que justice soit rendue, le cas échéant.
Ce qu'ils ont découvert
L'équipe de journalistes de données a découvert que 628 cas de féminicides ont eu lieu entre 2016 et 2024 au Kenya. On en a recensé 127 rien qu'en 2024, soit le nombre le plus élevé jamais enregistré et une augmentation de 55 % par rapport aux féminicides signalés l'année précédente.
Les données révèlent également qu'être mariée ou en couple est la situation la plus risquée pour une femme kényane. La plupart des meurtres ont eu lieu à domicile (72 %), les maris (40 %) et les petits amis (23 %) étant les auteurs les plus fréquents. Cela contredit l'idée reçue selon laquelle rester à la maison est un moyen pour les femmes d'éviter les agressions dangereuses.
Les condamnations pour féminicide ont augmenté de 118 % en 2024 par rapport à l'année précédente, et la peine moyenne pour les auteurs reconnus coupables était de 23 ans, même pour ceux qui ont plaidé coupable, ce qui indique un effort du tribunal pour reconnaître la gravité de la prolifération de ces meurtres.
L’impact de la base de données
Comme le gouvernement kényan ne dispose pas d’un système de gestion des données approprié pour suivre les féminicides, la base de données est devenue une ressource incontournable pour les journalistes, les universitaires, les décideurs politiques, les militants et les organisations de la société civile qui s’efforcent de comprendre, de sensibiliser sur l’ampleur du problème et de plaider en faveur de solutions.
Des médias comme The Conversation, Equal Measures 2030 et Citizen TV, la chaîne de télévision la plus regardée du Kenya, ont utilisé cette base de données comme référence pour leur couverture des féminicides. Un juge s'y est également référé lors de la condamnation à mort de Jowie Irungu pour le meurtre de la femme d'affaires Monica Kimani, dans l'affaire de féminicide la plus médiatisée du Kenya.
Le groupe le plus populaire du Kenya, Sauti Sol, a même partagé les résultats de la base de données lors de l'écriture et de la promotion de sa chanson, “By The River”, qui aborde les féminicides dans le pays.
En réponse au tollé général, le président kényan William Ruto a mis en place un groupe de travail de 42 membres connu sous le nom de Groupe de travail technique sur la violence fondée sur le genre, notamment le féminicide, pour évaluer et suggérer des améliorations aux politiques du Kenya visant à lutter contre les violences fondées sur le genre et le féminicide.
Quelle est la prochaine étape ?
M. Madung et son équipe ont rendu leur méthodologie publique afin que d'autres puissent vérifier leur travail et l'utiliser eux-mêmes. Ils continuent également de collecter activement des données afin d'en accroître la précision, par exemple en les étendant aux langues autres que l’anglais, également parlées au Kenya. (La méthodologie actuelle s'appuie uniquement sur des reportages en anglais, omettant probablement les incidents rapportés dans les autres langues.)
Malgré les limites, M. Madung estime que ces chiffres valent mieux que rien : “Quand je pense à la vision de ce que le projet [Silencing Women] devrait idéalement être, il s'agit de savoir ‘comment pouvons-nous permettre aux femmes du Kenya de se rassembler autour d'une cause politique unique et de créer un effet de levier autour de celle-ci ?’”
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